Vienne, 1994. Pendant que la capitale autrichienne somnole entre une tranche de Sacher torte et les beats lénifiants de Kruder und Dorfmeister, une bande d'apprentis hackers fans de techno brutale et de musique industrielle s'apprête à faire sa révolution. Ils s'appellent Andi Pieper, Ramon Bauer, Peter Meininger, Tina Frank ou Peter Rehberg, ils sont plus ou moins musiciens, graphistes, codeurs, certains ont déjà tâté de la musique via Mainframe, label / groupe techno acid qui a notamment permis de faire connaître le duo Ilsa Gold, d'autres ont déjà eu la chance de croiser la route de quelques grands noms de la musique expérimentale comme Bruce Gilbert de Dome et Wire, Robert Hampson de Main ou Jon Wozencroft du label londonien Touch.
La tête bourrée d'idées, le corps plein de sève et leq coeur plein d'enthousiasme pour les sorties récentes de Rephlex à Redruth, Sähkö, à Helsinki ou Cheap, le label bizarre des voisins Erdem Tunakan et Patrick Pulsinger, ils se disent qu'ils en ont tout de même un peu soupé de la techno utilitaire et qu'ils tenteraient bien autre chose. Un peu à tâtons, trois d'entre eux enregistrent sous les noms de General Magic (le duo de Pieper et Bauer) et Pita (Peter Rehberg) un étrange disque moitié conceptuel, moitié foutage de gueule, vraisemblablement élaboré à partir de bruits de frigo et d'étranges circonvolutions électroniques générées avec quelques logiciels volés à l'IRCAM, institution française de la musique contemporaine qui aime s'enorgueillir d'être parmi les premières à avoir fait confiance à l'ordinateur pour traiter le son musical.
Ça sera Fridge Trax, la première sortie de Mego, label monté sans plan d'attaque ni pensées pour le lendemain mais dont le catalogue rapidement enrichi des premières sorties à la fois sauvages et poétiques de Christian Fennesz, Farmers Manual et Pita sera rapidement perçu chez les cousins d'Allemagne (A-Musik, Mille Plateaux), d'Angleterre (Touch en premier), des Etats-Unis (Jim O'Rourke) ou de France (le tout jeune collectif Burö, co-fondé par Erik Minkkinen et Lionel Fernandez de Sister Iodine) comme un découverte majeure de la nouvelle musique électronique européenne.
En l'espace de deux ans et forts du succès de Christian Fennesz notamment, le label acquiert en tout cas une aura unique, jusqu'à créer, dans la tête des journalistes et des followers, son propre "genre" (le "laptop noise" ou "extreme computer music"), sa propre esthétique (le "post-digital") et son propre mail-order, l'influent M-DOS sans lequel Boomkat serait sans doute très différent aujourd'hui.
Suite à une gestion que les divers acteurs, témoins et commentateurs jugent aujourd'hui "punk" ou "calamiteuse", le label a pourtant frôlé la faillite en 2005. Rapidement rené de ses cendres l'année suivante sous l'impulsion de Peter Rehberg sous le nom très classieux d'Editions Mego, il est devenu au fur et à mesure du temps, des sorties, des fondations de sous-labels et des changements de cap l'indispensable label qu'on connaît aujourd'hui (dont un bon deux tiers des sorties trone fièrement sur les étagères de l'auteur de cet article).
C'est autant cette glorieuse mise au monde que 20 ans d'activisme que Rehberg, ailleurs toujours très actif comme musicien, entend honorer aujourd'hui avec Editions Mego 20, suite d'événements organisés à Vienne, Barcelone (au Sonar) ou Tokyo, et la réédition en bonne et due forme des oeuvres complètes de General Magic & Pita (dont on vous a déjà parlé ici). Fans de très longue date du label (et plus si affinités...), on se devait évidemment de parler avec
l'intéressé.
Est-ce que tu es surpris, 20 ans après Fridge Trax, qu'il il existe toujours un label avec le nom "Mego" dedans?
Si je repense à l'état d'esprit dans lequel j'étais en 1995, oui, complètement. Parce qu'à l'époque, nous ne pensions pas que le label aurait une durée de vie de plus de deux mois. Beaucoup des labels qui ont commencé en même temps que nous ont eu des durées de vie très limitées. Rééditer Fridge Trax a été l'occasion très étrange de se revoir avec Ramon (Bauer, ndr) et Andi (Pieper, ndr), ce qui n'était pas arrivé depuis 10 ans. Ils ont beaucoup changé. Andi programme toujours des trucs pour Internet mais n'a pas touché un instrument de musique ou un programme de MAO depuis 10 ans. Je lui ai proposé qu'on refasse un concert ensemble, mais il a gentiment décliné l'offre. Ramon, lui, travaille à l'Université. Il sort encore voir des concerts, et il suit de loin ce qui se passe dans la musique. Mais c'est un membre, disons, passif, de la scène. Le temps nous a tous bien eu. Nous sommes tous devenus d'autres personnes.
J'ai remarqué l'autre jour que les gens de Farmers Manual, qui étaient des pontes du label et qui n'ont rien sorti depuis une éternité, étaient sur Facebook. Ça m'a fait me demander si le genre de musique qu'ils jouaient à l'époque, que vous jouiez à l'époque, était encore susceptible de brouiller les pistes en 2015. Si elle était toujours pertinente.
Nous venions du même endroit, nous passions du temps ensemble. Je vois encore ceux qui sont actifs. Hecker bien sûr. Oswald Berthold de Farmers m'a envoyé de la musique l'année dernière. Des choses pourraient sortir un jour ou l'autre. Gert Brantner s'occupe toujours du site. Mais j'ai perdu de vue tellement des personnes qui ont participé au label au début. En fait, j'ai perdu de vue la plupart des gens que je ne fréquente plus directement dans le cadre du label.
Malgré ça, le label est resté très fidèle à ses pontes.
Russell Haswell, Christian Fennesz, Florian Hecker, Jim O'Rourke. Ils sont tous encore dans les parages. Mais il y a surtout eu des dizaines d'allers et venues d'artistes nouveaux ou de passage. Et puis six sous-labels aux destins tous très différents sont né. En fait, on sort tellement de disques qu'on n'a pas le temps d'être nostalgique. On réédite quelques disques quand la demande est importante, on fait un showcase, et basta, on continue à avancer. Il est surtout impensable de reformer des groupes. Ça fait tellement mal au coeur de voir tous ces groupes qu'on a adoré dans leur jeunesse se planter lamentablement avec des comebacks que personne n'attend, obligés de jouer une musique qui n'a plus rien à voir avec les personnes qu'ils sont devenus. Personne n'est dupe. Les groupes des années 80 n'ont plus rien à faire dans les années 2010. Si on veut entendre leur musique, on peut toujours acheter leurs disques de l'époque. Pas la peine d'aller les voir les massacrer sur scène aujourd'hui.
Tu as dû passer par l'étape de réécouter la musique de Fridge Trax et Live and Final Fridge avant de t'atteler à leur réédition. Qu'est-ce que tu en as pensé?
J'ai été assez surpris à quel point le disque sonne actuel, en fait. Je peux encore reconnaître les apports de chacun, mais ce n'est pas un disque dont j'ai honte. J'ai été très heureux de le réécouter. Et il était vraiment indisponible à l'achat depuis 20 ans. On l'a sorti en 1995 et on a tout vendu presque tout de suite. Puis quand Live and Final Fridge est sorti sur Source (le label de Move D, ndr), il s'est vendu encore un peu plus vite. C'est comme ça que j'ai rencontré Isabelle d'ailleurs (ancienne gérante du disquaire Wave de Paris, rue Keller, avec laquelle il a fondé une famille, ndr). Elle m'a contacté pour commander des disques. Et c'est comme ça que la connection avec Burö (collectif parisien très actif à partir de la fin des années 90 qui a organisé les premières dates parisiennes de Pan Sonic, Fenn'O'Berg ou Ryoji Ikeda et auquel on doit le Placard, ndr) s'est faite.
C'était très tôt dans l'histoire de Mego.
Oui, ça devait être en 1996. Ou 1997.
Est-ce que tu reconnais cette sortie comme un événement important de la musique électronique européenne de cette époque?
J'imagine que ça a beaucoup à faire avec la chance. Ce bon vieux "au bon endroit, au bon moment". Mais cette sortie et la fondation de Mego n'étaient pas des actes isolés. Nous faisions partie d'une sorte d'underground post-techno aux contours assez flous. La techno nous avait permis de nous émanciper de la tradition rock anglo-saxonne, et d'oser lancer des initiatives, des fêtes, des labels. Partout en Europe, pas seulement à Londres ou à New York. Et finalement, le genre musical importait peu. Il y avait Mego à Vienne, Sakhö à Helsinki, A-Musik à Cologne... C'était décentralisé. C'était rendu possible par le fait que la musique était instrumentale. Et puis Internet commençait à devenir important dans nos vies. Soudainement, nous pouvions communiquer avec des gens partout autour du monde. Plus besoin de dépenser des fortunes en téléphone ou d'aller faire la queue à la poste. C'était excitant, et tout arrivait un peu en même temps. Mego n'était pas isolé. C'est la période toute entière, post-techno, post-guerre froide, pre-internet, etc.
Et la musique était très nouvelle, et incroyablement originale.
Nous venions tous d'horizons tellement différents. Fennesz avec sa guitare et ses arrangements bizarres, Hecker et ses matières extrême, Farmers Manual qui démantibulaient des trucs et les réassemblaient derrière... C'était une période très exaltante. Et fun. D'autant plus que le public était très sensible à cette énergie.
La "post techno" est très fertile actuellement, avec des labels comme Pan, L.I.E.S., Death of Rave ou Diagonal qui sortent indifféremment des disques de dance ou de musique électronique très expérimentale. Il me semble que l'apport de Mego - le Mego des origines - n'a pas encore été reconnu à sa juste valeur.
Parce qu'on a beaucoup refusé de jouer le jeu médiatique que certains de ces labels prennent un malin plaisir à jouer. Essentiellement, on a été trop occupés pour le faire. Et on est toujours installés à Vienne plutôt qu'à Berlin. Mais on nous respecte, tout de même. On a trouvé notre place dans l'histoire, il me semble. Ceci dit je préfère qu'on écoute le nouveau Voices from the Lake plutôt qu'on applaudisse en boucle des choses qu'on a faites il y a quinze ou vingt ans.
Tu n'as pas directement créé Mego à l'origine. Aujourd'hui, est-ce que tu prends du plaisir à diriger le label?
Oui. Enfin, du plaisir... C'est mon occupation. C'est presque tout ce que je fais. Je me lève très tôt le matin, je m'y mets très vite. Depuis peu, j'ai quelqu'un qui travaille avec moi. C'est quelque chose que j'ai choisi de faire. C'est lié à la musique expérimentale, qui est ma musique préférée. Je sors des disques dont je suis à peu près tous fiers. Personne ne me donne d'ordres. La plupart des gens avec qui j'ai été à l'école sont obligés de faire des métiers qu'ils n'ont pas choisi. Mon hobby est devenu mon métier. C'est un luxe.
Quand tu as créé Editions Mego il y a dix ans pour préserver le catalogue de Mego, tu savais que le label continuerait à exister si longtemps derrière?
Tout s'est enchaîné de manière très organique. J'ai créé le label à peu près au même moment où on commençait à faire KTL avec Stephen O'Malley. A peu près au même moment, je jouais avec Marcus Schmickler au No Fun Festival de New York, et c'est comme ça que j'ai rencontré les gens de Emeralds et Daniel Lopatin qui faisait déjà Oneohtrix Point Never. J'ai proposé à Emeralds de faire un disque pour Mego, Daniel m'a proposé un album, et de fil en aiguille je me suis retrouvé à travailler avec des musiciens américains qui faisaient une musique a priori très éloignée de celle qu'on avait sortie sur le label auparavant. Les deux disques sont sortis la même semaine, et d'un coup, Editions Mego est devenu l'avant-poste de la scène synth noise américaine en Europe. Surtout, les disques se sont très bien vendus. Ça a été une très bonne surprise. J'ai continué à travaillé avec Emeralds, avec John Elliott surtout qui fait Spectrum Spools...
Comment est venue l'idée, d'ailleurs, de lui donner les rênes d'un sous-label?
C'est venu de discussions. Il n'arrêtait pas de m'aiguiller vers des jeunes musiciens, de me dire, "tu devrais sortir un disque de ce mec", "écoute ce truc", "ce mec est passionnant". Et effectivement, beaucoup des trucs qu'il me faisait écouter était super. Je lui ai donc proposé de le faire. Il choisit les disques, je les sors. Et éventuellement j'utilise mon droit de véto quand un truc me déplaît vraiment. C'est pareil pour les autres sous-labels. Stephen O'Malley fait à peu près ce qu'il veut sur Ideologic Organ. Et c'est passionnant, parce que ces gens ont des goûts et des connaissances très différents des miens. Tout le monde associe Stephen au black metal et au doom pour Sunn O))) et Southern Lord évidemment, mais il écoute presque exclusivement d'autres choses. La meilleure preuve en étant qu'Ideologic Organ n'a rien à voir avec le metal, ou presque: on sort de l'ambient, de la musique électroacoustique, de la guitare solo... Il a des goûts merveilleux et un excellent sens de la direction artistique.
Il y a également la Recollection GRM, qui peut surprendre quand on connaît le passif de "punk électronique" de Mego.
Encore une fois, c'est un heureux concours de circonstances. Je jouais souvent à Presences électronique, le festival annuel organisé par le GRM à la Maison de la radio. Puis Stephen et moi avons été invités à enregistrer au GRM avec KTL. On a fini par sympathiser avec François Bonnet (qui sort des disques sur label sous le nom de Kassel Jaeger, ndr) et Christian Zanési, qui dirigent le GRM actuellement. Je leur ai demandé un jour pourquoi aucune des sorties du GRM n'était disponible en vinyle. C'était au moment où l'INA-GRM sortait ces gros coffrets de Luc Ferrari ou Parmegiani. Ils m'ont répondu qu'ils aimeraient beaucoup mais qu'ils n'avaient aucune idée de comment faire. Je leur ai dit: "Moi je sais!" Et voilà comment ça s'est fait. Le timing était parfait. Beaucoup de gamins avaient très envie d'entendre cette musique en disque, mais personne n'avait envie de dépenser 500 euros pour se procurer des pressages d'époque sur Discogs. Toutes les sorties du label ont bien marché, même les deux dernières références Beatriz Ferreyra et de Michel Redolfi. Mais c'est sûr que si on avait frappé à la porte du GRM en 1995 ou 1996, on nous aurait ri au nez. Ceci dit, j'ai une anecdote qui vaut ce qu'elle vaut: quand nous avons joué notre premier concert parisien avec Christian Fennesz et Jim O'Rourke en 1998 ou 1999, apparemment François Bayle serait venu. Je ne sais pas combien de temps il est resté, mais il serait venu. (rires). Après si tu veux m'entendre dire que nous avons tous vieilli, je ne te dirai pas le contraire. Ce qui est sûr, c'est que nous avons longtemps été perçus comme un label "futuriste" et que le fait de sortir de la musique "futuriste" d'il y a 20 ou 40 ans est un geste qui n'est pas anodin. J'aurais tendance à dire que dans la mesure où cette musique est assez peu connue des nouvelles générations, ce n'est pas si grave. Regardez dans le rétroviseur de temps en temps pour savoir où on va ne fait pas forcément du mal.
Il fut une époque où les sorties Mego semblaient venir de nulle part. Avec le recul, on peut un peu mieux décrypter les précédents mais tout de même, au début, Mego, c'était vraiment le futur. Ce futur, en 2015, il est toujours aux Editions Mego?
Le futur nous intéresse moins qu'à une autre époque, c'est sûr. Mais c'est une histoire de cycles. On ne peut pas avoir le nez pointé vers le futur en permanence. Ceci dit, on sort beaucoup de jeunes. Klara Lewis, dont on a sorti le premier album l'année dernière, a 21 ans. Ce qui veut dire qu'elle avait 1 ans quand on a fondé le label. Je dois dire que le plus étrange, pour moi, c'est de ne plus être le petit jeune qui traîne avec des vieux. Maintenant, c'est moi le vieux qui est entouré de petits jeunes.
Tes choix mis à part, on a du mal à identifier précisément ce qui fait l'identité des Editios Mego aujourd'hui.
C'est sûr que nous ne sommes pas Kompakt. Je suis sûr que certaines personnes qui ont écouter le nouveau Voices From The Lake se sont dit "qu'est-ce que c'est que cette merde ambient? Donnez-moi du laptop noise!" Personne dans le monde n'aime toutes les sorties du label, à part moi. C'est tant mieux. Ça permet de surprendre. D'irriter. En septembre, on sort un disque de Shit & Shine, un nouveau Thighpaulsandra, qui a joué avec Spiritualized et Coil, et un album de Surgeon sous son vrai nom, Anthony Childs. Ces disques n'ont rien à voir les uns avec les autres, et n'ont rien à voir avec ce que ces musiciens ont l'habitude de sortir. C'est très excitant. Et je suis heureux que ça arrive sur Editions Mego.
Tu aimes vraiment tous les disques sortis sur Mego et Editions Mego ces 20 dernières années?
Bien sûr! J'en préfère certains à d'autres, bien sûr. Mais oui! Et j'aime la plupart des gens qui les ont faits. Pour moi, c'est très important d'avoir une relation avec les musiciens derrière les disques. J'espère aussi honorer ça. 20 après les débuts du label, je continue d'ailleurs à fonctionner sans contrat. Ce qui veut dire que les artistes qui sortent des disques sur Editions Mego ne sont jamais sûrs qu'ils en sortiront un autre. Je ne veux surtout pas rentrer dans ce système qui ressemble à un mariage qui ne dit pas son nom, qui finit toujours par des mauvais disques que personne n'aime, ni l'artiste, ni le label, mais qui se font quand même pour honorer un contrat. Ou le finir. C'est plus sain de fonctionner au cas par cas.
Comment ça se passe pour les nouveaux artistes dont tu sors les premiers albums?
Je dois absolument les rencontrer avant. Ou au pire, discuter avec eux sur Skype. Parce qu'on ne sait jamais, il est déjà arrivé que des disques géniaux soient le fait d'idiots complets. C'est la seule règle tacite de fonctionnement du label, parce qu'elle s'est montrée presque infaillible jusqu'à aujourd'hui.
Il y a certains artistes que tu soutiens et dont tu sors les disques depuis longtemps, en dépit du fait qu'ils ne sont sans doute pas ceux qui vendent le plus de disques sur le label: Kevin Drumm, Stilluppsteypa, Ivan Pavlov (COH), Philipp Quehenberger...
C'est une histoire d'amitié. Pour certains, je ne passe pas dans leur ville sans aller boire un coup avec eux. Ce qui ne veut pas dire que je sors tout ce qu'ils me proposent. Ivan m'envoie tout ce qu'il fait, parfois je dis non. Généralement, les trucs que je refuse se retrouvent d'ailleurs chez Raster-Noton (rire moqueur). C'est une histoire de logistique. On ne peut pas sortir tout le temps les disques de tous les gens qu'on aime. Sinon on n'aurait plus le temps de rien faire d'autre.
Quid des disques sortis sur le label qui n'ont pas trouvé le succès qu'ils méritaient?
C'est vrai qu'il y a quelques mystères. Ceux de Philipp Quehenberger sont quasiment inconnus en dehors d'Autriche. C'est très mystérieux pour moi, ses disques sont supers, et c'est un excellent performer en concert. J'ai sorti trois disques de lui, j'en sortirai sans doute d'autres si j'estime qu'ils sont suffisamment bons. L'album d'Outer Space qu'on a sorti l'année dernière n'a pas non plus aussi bien marché que je pensais qu'il le ferait. Ce genre d'accident arrive. C'est la vie de la musique.
Comment se porte le label économiquement en 2015?
On se maintient! On a dû ralentir un peu notre rythme de sorties parce que les distributeurs et les magasins croulent sous les demandes et les sorties. Et aussi parce que, malgré tout ce qu'on entend ici ou là, les ventes en physique continuent à décliner, pour la simple et bonne raison qu'il y a de moins en moins de magasins pour vendre les disques. Certains ouvrent, mais si tu regardes la courbe de ces dernières années, il y a moins de disquaires aujourd'hui qu'il y a cinq ans. Il faut prendre ça en compte. Ça va continuer dans cette direction: il y aura toujours la même proportion de gens à s'intéresser à la musique, mais une proportion de plus en plus minime parmi eux à vouloir payer pour l'écouter et la ranger dans leur minuscule appartement.
Nous arrivons à l'ère du streaming généralisé, qui est très pratique et très sympa à utiliser bien sûr, mais qui ne rapporte d'argent à personne à part aux annonceurs de publicité. Peu importe la manière dont tu abordes le problème, les labels doivent vendre des objets physiques pour subsister. C'est la base de cette industrie: vendre du plastique à des teenagers. Si ces teenagers se contentent d'écouter de la musique en streaming sur leur téléphone, les labels ne peuvent plus fonctionner. De même pour le circuit court, qui permet à des artistes débutants d'uploader de la musique sur Soundcloud et de la relayer sur Facebook: est-ce que ça veut dire qu'on n'a plus besoin des labels? Peut-être que si, justement, puisque ce sont les labels qui permettent de séparer le bon grain de l'ivraie. Nous sommes des agrégateurs, en quelque sorte. Des curateurs. Je suis passionné par ce qui va advenir dans les prochaines années. Est-ce que mon métier dans 5 ans se résumera à pointer aux gens ce qu'ils doivent choisir d'écouter sur Bandcamp? Est-ce que ça suffira pour faire manger des gens? Est-ce que le live suffira à faire vivre les musiciens? Mais que deviendront les musiciens électroniques qui sont trop timides pour monter sur scène? Ou qui n'ont rien à y faire puisque leur musique ne peut pas exister en dehors du studio? Ça devrait être intéressant. Ceci dit, personne ne peut prédire ce qui va arriver. Si tu m'avais dit, il y a 20 ans, que le principal support physique d'écoute de musique serait le vinyle, je ne t'aurais pas cru. Je t'aurais même ri au nez.
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