En France, on n'a pas beaucoup de rock décent, mais on a les meilleurs musiciens de musique expérimentale du monde. Sérieusement. Demandez à n'importe lequel de vos héros mélomanes et passeurs préférés en Angleterre, aux USA, au Japon ou en Allemagne, à Thurston Moore, Jim O'Rourke, Holger Czukay, Sean Lennon - choisissez au hasard ou selon vos affinités - il vous citeront tous au moins un disque de musique concrète ou de synth music française dans leurs albums préférés. Et la bonne nouvelle, c'est que ça se perpétue. Pendant que des inanités electropop en complet The Kooples continuent de s'afficher dans les pages des imprimés qu'on feuillette en bayant aux corneilles, des grands musiciens un peu plus confidentiels et un peu moins prompts à passer du temps à composer "la bande son de votre été" travaillent pour les générations futures, l'amour de l'art, la musique comme signe extérieur de l'élan vital qui anime secrètement l'Histoire comme elle "va à l'aventure" sans cesse vers l'inconnu.
Si elle n'a pas encore l'aura d'un Ghédalia Tazartès ou d'un Parmegiani, la Parisienne Bérangère Maximin fait partie des grands espoirs actuels de ce torrent qui gronde depuis sept ou huit décennies. Découverte par son mentor Denis Dufour, ponte du GRM depuis le milieu des années 70, cette chanteuse-née élevée à la Réunion devenue acousmaticienne reconnue avant la trentaine a collaboré, pendant que vous aviez le dos tourné, avec Fred Frith, Rhys Chatham, Christian Fennesz ou Richard Pinhas et signé des disques sur le Tzadik de John Zorn ou Sub Rosa. Surtout, elle fait partie des rares performeurs et compositeurs à avoir secoué, volontairement ou involontairement, le cocotier de la musique électro-acoustique contemporaine.
Férue de post-punk, de rock, de dub, d'electronica et même de pop, Maximin expérimente en quelque sorte avec la musique expérimentale elle-même, explosant de l'intérieur le carcan de la tape music en privilégiant le temps réel et l'improvisation - ou comme sa bio officielle le raconte avec tous les mots qu'on avait envie d'entendre: "installée dans son Home Sweet Home Studio du 18ème arrondissement, Bérangère tire dans une pièce sombre et silencieuse, enregistre des paysages sonores et des bruits acoustiques, actionne divers objets, se sample, s'amuse avec des multi-effets digitaux, et chante". Surtout, elle n'hésite pas à incorporer dans ses compositions des "objets sonores" à la limite du bruitisme, qui la singularisent illico pour le commun des auditeurs de musique acousmatique comme un élément "subversif", voire une réjouissante enfant terrible.
Très admiratifs à The Drone de Dangerous Orbits, le très dense, très spectral et tout à fait inclassable album qu'elle vient de sortir sur Made to Measure (mythique sous-label collection de Crammed Discs consacré à la musique expérimentale qui a vu passer des personnalités aussi riches et imprévisibles que Hector Zazou, Brion Gysin, Tuxedomoon ou John Lurie des Lounge Lizards depuis sa fondation en 1984), on a demandé à Bérangère de nous sélectionner 5 disques expérimentaux essentiels de sa collection. Elle nous les présente de sa prose d'insider précise et poétique, et nous indique idéalement ce qu'elle y a puisé de nutriments pour sa propre musique.
Bérangère Maximin - "Cracks"
Beatriz Ferreyra, GRM Works (Recollection GRM/Editions Mego)En dehors du fait que c'est une compositrice qui fait partie du cercle que j'ai toujours côtoyé depuis la classe de composition acousmatique, la relation entre l'oeuvre de Beatriz Ferreyra et mon travail me semble évidente, non pas par le choix de certaines sources sonores qui seraient historiques et qui serviraient de citations - marque d'obédience au genre, mais parce que je trouve qu'elle a un rapport à la nature bien à elle, à la fois sophistiquée et primale, un jeu de contraste qui me parle, une construction qui semble d'abord décousue pour arriver à une mise en scène faussement naturaliste. La pièce que j'aime tout particulièrement dans
ce disque édité chez Editions Mego récemment est
Demeures Aquatiques composée en 1967 avec "cette tentative perpétuelle d’interpénétration du solide et du fluide."
01. Beatriz Ferreyra - Demeures aquatiques
07:33
Diamanda Galas, The Litanies of Satan (Mute, 1982)Si je devais décrire l'effet que procure la musique de Diamanda Galas sur moi, je dirais que j'ai l'impression de l'écouter par l'épiderme. Un flux chaux, une prière qui formulerait par miracle ce que j'ai envie d'entendre. L'atmosphère sacrée et solennelle, la staticité grandiose tranche tellement avec la nervosité ambiante, les voitures et les passants sur le boulevard en bas de mon studio du 18ème. Si je décrivais mon travail par couches successives, ce souffl,e je l'aurais intégré de façon à signifier l'humain derrière la construction sonore, en transparence mais comme porté par une désir étouffé, un long cri baissé à volume minimum, cette énergie, cette présence, en particulier son travail d'accumulation et de tissage avec sa voix remodelée en direct par des pédales d'effets. J'aime écouter ce morceau après le
Teo! de Maryanne Amacher, une sorte de prolongement surréel.
Diamanda Galas - Wild Women With Steak Knives part 1
15:01
Fennesz, Venice (Touch, 2004)On ne s'éloigne pas trop dans un sens, les pièces de Fennesz sont des cathédrales de son, des reflets de reflets, une mélodie étirée jusqu'à la dissolution, une matière hautement sensible, délicate, feuilletée. J'aime assister à ses concerts et rester à l'écart, en déambulant dans les couloirs, au fond et sur les côtés, une sensation de palpitation, l'endroit est tapissé de sons, une entité vient s'engluer aux murs, qui respire, ressent, rejette une sorte de gaz relaxant. La musique de Fennesz est une drogue et une profonde inspiration dans la gestion de la progression. J'ai écouté ses compositions assez tôt et il m'a décomplexé sur mes influences rock et punk, de même pour Jim O'Rourke à l'époque, il n'a jamais tenter de les camoufler. J'aurais pu choisir un morceau d'
Endless Summer mais
Venice étant ressorti en vinyle récemment, c'est l'occasion de ré-écouter le beau "Chateau Rouge".
fennesz - château rouge
06:42
Terre Thaemlitz, Means From An End (Mille Plateaux, 1998)C'est une oeuvre qui m'a profondément marquée depuis la première écoute, au début des années 2000. Ses séquences cutées et les mélodies mélancoliques ou sarcastiques et enjouées, un déroulement tendu à la manière d'un thriller, des rebondissements, une fin que l'on ne peut jamais anticiper, c'est ciselé, incroyablement bien écrit. Je trouve que nous avons un peu les mêmes goûts en matière de composition, sauf pour l'utilisation de la voix que je trouve trop
bubblegum ou même irritante parfois. Personne n'est parfaite. Ses vidéos ayant progressivement été retirées de YouTube, j'ai opté pour celle d'un fan. J'aimerais tellement qu'elle se remette à composer ce genre de pièces. En attendant, je me rabats sur
Wolfgang Voigt dont les récents albums sont impeccables.
Naked City, Torture Garden (Shimmy Disc, 1990)
John Zorn et Tzadik, c'est la liberté d'entreprendre sans la moindre crainte de l'opinion publique. Cette force de caractère m'a beaucoup stimulée au début, et m'a donné l'envie d'explorer l'improvisation à l'aide d'autres outils numériques que ce que j'utilise en studio et de tenter des choses avec de pures musiciens. Au niveau compositionnel, l'influence n'est peut-être pas marqué sur le nouvel album, qui est même à l'opposé avec ses cinq longues plages, mais néanmoins, certaines articulations ou ruptures notamment dans la pièce qui s'intitule "OOP (Our Own Planet)" et des choix dans la manière de développer proviennent directement de ce que j'ai pu apprendre en pratiquant le laptop comme 'instrument'.
Naked City - Torture Garden(1990)
25:49
Brian Eno, Here Come The Warm Jets (Island, 1973)Je triche un peu en ajoutant ce disque qui est le sixième de ma liste (numéroté 0) car il n'est pas vraiment expérimental dans le sens strict. Mais il reste majeur à mes yeux car c'est le tout premier que mon père m'a offert pour mes sept ans. Je l'écoutais en boucle à l'époque et ça a certainement laissé des marques. En règle générale, je trouve la démarche d'Eno passionnante, avec ce qu'il faut d'humour Brit et d'arrogance bien masculine. Un beau classique pour finir.
Brian Eno - Driving Me Backwards
05:13