Petit rappel de contexte: quand Fridge Trax est sorti en 1995, chez les disquaires, les bacs "experimental", "post-industriel", "doom" et "electronica" n'existaient pas, les disques d'Autechre étaient soit rangés en "techno" à côté de ceux de CJ Bolland soit en "indus" à côté de ceux de Skinny Puppy et Ministry, et les seuls endroits où on pouvaient entendre de la musique électronique sans rythme défini étaient les chill-outs des rave parties. La musique électronique d'obédience expérimentale était bien sûr très vivante et très fertile, mais en dehors des acousmoniums spécialisés et des raouts de musique contemporaine, elle ne s'écoutait presque nulle part ailleurs que sur disque. Aussi les rares fois où elles pouvaient s'entendre en concert, en galerie, concert rock ou en festival de noise, elle faisait pas mal ricaner, et les deux plaisanteries qu'on y entendait beaucoup était celles du "cd qui saute" (Systemisch d'Oval était sorti l'année précédente) et du "bruit de frigo".
Quand les hackers viennois plein de sève Peter Rehberg (alias Pita), Andreas Pieper et Ramon Bauer (General Magic) ont eu à trouver une idée pour la première référence de Mego, le label qu'ils venaient de monter, le frigo s'est donc imposé comme une évidence: quoi de mieux pour marquer le coup que de retourner le cliché et se l'approprier? L'acte fondateur fut d'ailleurs doublement malin puisque Mego débarquait simultanément dans le territoire "techno" en joyeux empêcheur de tourner en rond et dans la morne plaine de la musique expérimentale d'alors en ravaleurs de façade très motivés. Surtout, la musique derrière le titre en pied de nez - hommage triple aux vertus poétiques cachées de l'electroménager, au moment zéro de l'acid house et au plus fameux label de house music de l'histoire - n'avait rien de la purge de fréquences annoncée.
Sur Fridge Trax et sa suite Live and Final Fridge sortie sur le Source de Move D quelques mois plus tard que les Editions Mego rééditent aujourd'hui en un seul package très engageant, on entend en effet que très succinctement le ronflement caractéristique d'un réfrigérateur en fonctionnement. Armés du nec plus ultra de l'informatique de l'époque (les très onéreux PowerBook G3 de chez Apple) et du dernier cri du traitement du son en temps réel (le fameux Max/MSP développé par l'IRCAM et la firme américaine Opcode System), Rehberg, Pieper et Bauer affichaient plutôt une sorte de versatilité débridée, découpant, déformant et sculptant les matières sonores récoltées tout autour et à l'intérieur de l'objet frigo jusqu'à obtention de rythmes, bourdons et mélodies presque colorés.
Loin de cette extreme computer music dont Pita, General Magic et les artistes de Mego - les Farmers Manual, Florian Hecker et autre Evol - allaient vite devenir les représentants les plus emblématiques, Fridge Trax et Live and Final Fridge sont deux disques de post-techno nourrie à la musique concrète et à la pop extrêmement ludiques qui annoncent plutôt, avec quelques années d'avance les aventures très ludiques de Matmos, voire les aventures électroniques les plus débridées de l'underground noise contemporain. Fridge Trax, c'est donc le moment zéro merveilleusement cohérent de l'aventure Mego, l'une des plus excitantes de la musique électronique des années 90/2000, et un disque hautement symbolique de la musique électronique à l'orée de son grand décloisonnement qui méritait bien sûr amplement qu'on en rappelle le bon souvenir à 2015 en grandes pompes.
Sinon puisqu'on parle de musique électronique et de bruits de frigo, rappelons que 1995 est également l'année de sortie de Vakio, le premier album de Pan Sonic qui s'appelaient à l'époque Panasonic. Mais ça, c'est une autre histoire.
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