"Âme: nom féminin. Du latin anĭma (« souffle", "vie" « vent »)". De cet étrange lien ethymologique entre l'esprit démiurge qui nous fait rêver et les poumons magiques qui nous font vivre, le saxophoniste michiganien Colin Stetson a fait le fil rouge de son oeuvre à la fois monomaniaque jusqu'à l'inconscience - puisque jouée à 99%, sans backing-band et sans effets spéciaux sur saxophone basse, saxophone alto, clarinette basse, cor ou cornet à piston - et protéïforme comme le monde.
Elevé en conservatoire et au bon grain de la musique improvisée tendance hardcore, cette masse de muscles et de discipline a fait de ses cuivres et d'une poignée de techniques empruntées à diverses écoles de musique à travers les âges (le souffle continu, le "growl", la multiphonie) une machine à bruits aussi puissante et fertile qu'un orchestre. Surtout il a fait de son corps sinon un instrument à part entière, le prolongement de plus en plus efficient et perfectionné de cette machine de guerre. A la manière d'un athlète plus que d'un virtuose, Colin Stetson entraîne ainsi d'abord son corps et la capacité de ce dernier à amener ses cuivres à l'incandescence: c'est par les exploits physiques qu'il étend son nuancier à chaque fois que son corps lui autorise à passer un nouveau palier. C'est par le corps également qu'il compose au gré des techniques acquises, des exploits et des territoires qui se découvrent sous son souffle et sous ses doigts. A l'heure de la musique séquencée généralisée, la démarche n'est pas réactionnaire (Stetson travaille souvent avec l'électronicien Ben Frost pour appuyer les singularités de ses effets): elle remet surtout en marche des parties du cerveau qu'on croyait définitivement endormies.
Fasciné par tous les sens, on a tenté de le rattacher à ses pairs tortureurs de hanche (les sax hurleurs Peter Brötzmann, Mats Gustaffson, Albert Ayler), maîtres de la respiration circulaire (d'Evan Parker à, euh, Kenny G) ou invocateurs d'éternité (Terry Riley en premier, qui fait lui bien entendu appel à l'électronique pour boucler ses riffs de saxophone). Mais Stetson a beau avoir fait ses armes à la Casa del Popolo de Montréal (haut-lieu du free jazz, de la cusine vegan et de la musique improvisée établie par la bande Godspeed You! Black Emperor/Constellation), il se fiche des règles tacites de l'avant-garde: accompagnant autant les vieilles figures de la scène downtown (David Byrne, Tom Waits ou Laurie Anderson) que les pousses indie-pitchfork (Arcade Fire, Bon Iver, The National), il fait surtout une oeuvre personnelle totalement détachée des scènes et des précédents, à la fois simple et littérale à la limite de l'enfantin, et très audacieuse dans ses matières et ses processus.
Plus près de l'americana panthéïste de John Fahey que du chaos stellaire de Sun Ra, Colin Stetson conçoit ses disques comme des galeries de paysages, de climats et d'humeurs: des remugles de magma à la sérénité dans le cîmes des forêts, des fourmillements du printemps à la mort clinique d'une nuit d'hiver. S'il écrivait un recueil de poèmes, on n'est pas certain qu'on courrait l'acheter en libraire. Mais dans le déluge de volume d'une cave, d'une caisse ou d'un auditorium, les yeux embués par le prodige, on connaît peu de musiques contemporaines aussi puissantes et immédiatement captivantes.
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de nos cookies afin de vous offrir une meilleure utilisation de ce site Internet.