Matana Roberts est l'une des dernières gardiennes légitimes de ce qu'il est communément admis d'appeler "jazz spirituel". Héritière cosmique d'Alice Coltrane, Don Cherry et de la quasi-divinité Sun Ra, son oeuvre se vit avec la même intensité qu'une prière. Saxophoniste de formation, la new-yorkaise a su créer son propre langage mystique fait de fields recordings hantés, de phrases instrumentales astrales et de spoken words en vers. Ce jazz sacré, qui s'ancre profondémment dans les souffrances de l'histoire afro-américaine, elle l'affine depuis plusieurs années avec sa fresque Coin Coin inspirée d'une esclave de Louisianne émancipée en 1778. Présentée comme le projet d'une vie, cette oeuvre aura douze chapitres (dix accompagnés et deux en solo) s'organisant selon une trame à la fois écrite et improvisée. Le volume trois, River Run Thee, est sorti le mois dernier sur Constellation, et la prophétesse nous en a donnée sa vision.
Parlez-nous de votre enfance de l'environnement dans lequel vous avez grandi.
Je suis née à Chicago dans une famille créative et engagée politiquement, qui m'a poussé à pratiquer la musique dès l'âge de sept ans et à apprendre le saxophone au conservatoire.
C'est cela qui vous a décidé à devenir musicienne?
Ca s'est fait naturellement, sans que je décide quoi que ce soit. Je savais que ma place appartenait aux arts de la scène mais j'ai longtemps privilégié le théâtre, la danse et la peinture.
La littérature, et notamment la poésie, ont également l'air d'avoir une influence considérable sur votre travail. A l'écoute de River Run Thee, on retrouve cette fameuse transcendance chère aux poètes et philosophes comme Walt Whitman et Ralph Waldo Emerson.
C'est vrai, je suis fascinée par le langage. J'aime l'idée d'intégrer des lectures de textes anciens, des réflexions improvisées et de la poésie dans mes oeuvres. Ces poètes du XIXème siècle que vous venez de citer me passionnent et m'influencent probablement de manière inconsciente.
En plus de ce rapport au langage, les trois premiers volumes de Coin Coin et celui-là particulièrement évoquent des paysages. L'usage fréquent d'enregistrements de terrain donne à vos oeuvres une dimension de photographies sonores.
Je collectionne les vieilles photographies, et elles agissent sur l'écriture de ma musique. Elles sont en lien avec mes enregistrements de terrain que je fais depuis longtemps, au fur et à mesure de mes voyages. Je suis passionnée par la psycho-acoustique, j'aime enregistrer des paysages sonores de différents espaces, urbains ou non. Ces enregistrements me donnent ensuite une base sur laquelle composer.
Est-ce que vous rapprocheriez cela d'une approche ethnomusicologique ou audionaturaliste?
Non, car l'ethnomusicologie et l'audionaturalisme sont des formes de sciences institutionnalisées. Et si j'ai appris le saxophone d'une façon classique dans le cadre du conservatoire, je me considère comme une compositrice autodidacte. Ma culture de la rue ne tient pas compte des règles défendues par ces institutions.
Justement, pouvez-vous nous en dire davantage sur votre processus de composition?
Pour décrire ma manière de composer, et ma musique de façon général, j'utilise le terme de "panoramic sound quilting" [tricotage sonore panoramique]. Je suis obsédée par le collage, et les procédés de création que j'utilise rappellent les traditions américaines du tricot. Mais mes collages sonores sont toujours organisés selon un protocole, une charte écrite ou graphique que je définis au préalable. Ainsi, si l'improvisation joue un rôle primordial dans mes oeuvres, en réalité, d'un point de vue conceptuel, tout est écrit.
Vous avez un parcours d'activiste politique et vos albums sont sortis sur un label que l'on pourrait qualifier d'"engagé". Pensez-vous que cela ait toujours un sens pour un musicien américain en 2015?
Je n'essaie pas d'être une activiste, j'essaie avant tout d'être moi-même et de vivre avec les mêmes idéaux que les personnalités artistiques qui m'inspirent, qu'elles soient en vie ou non. Il y a toujours aux Etats-Unis une forte volonté de défendre certaines valeurs, et je lutte pour que cela continue. C'est mon devoir de le faire et c'est un engagement qui m'éloigne totalement de la vie des ces artistes américains privilégiés.
L'ensemble des chapitres de Coin Coin sont disponibles en cd, vinyle et digitale sur le site de Constellation Records.
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