De Bernard Szajner, le grand public connaît au moins une invention: la fameuse harpe laser que Jean-Michel Jarre a trimballé aux quatre coins du monde pendant les années 80 pour l'exposer crânement sur les scènes de Chine, d'Amérique, d'Egypte ou de Russie. Plasticien de formation, cet électronicien autodidacte a en effet d'abord été reconnu dans le milieu de la musique comme scénographe-magicien, sublimant de pyrotechnies ébaubissantes les shows de ses camarades de Gong, Magma, Stomu Yamashta ou même les Who. Puis vers la fin des années 70, il s'est spécialisé dans la technologie embryonnaire du laser, élaborant des interfaces expérimentales pour son compte (sa harpe laser est inspirée par un roman de l'écrivain de SF expérimentale Samuel Delany) ou pour payer le loyer.
Obsédé par les interactions son/images, Szajner n'a d'ailleurs commencé à élaborer sa propre musique que pour accompagner ses sons et lumière et les démonstrations publiques de ses instruments venus du futur (en plus de sa harpe laser, sa biographie officielle cite "une sphère réactive au toucher" et "un hologramme représentant une main tendue virtuelle qui déclenche des notes quand on l'effleure"). De manière logique, Visions of Dune, son premier album paru en 1979, a donc des airs de space opéra, semi-narratif dans son déroulé et forcément cinématique: une adaptation impressionniste de la plus fameuse saga de Frank Herbert, antérieure de 5 ans à celle de David Lynch et sans doute plus proche dans le fond de celle sur laquelle planchaient Dan O'Bannon et Jodorowsky.
Mais ce qui nous intéresse le plus, c'est la singularité esthétique très forte qui se dégage immédiatement de ce petit classique pour qui connaît ses Klaus Schulze ou Tangerine Dream sur le bout des doigts. Passablement agacé par la complaisance des bidouilleurs de synthé de son époque, Szajner proposait avec Visions of Dune un hybride inouï d'acousmatique sévère façon GRM, de progressif à la Française et de krautrock tardif (on pense surtout aux disques les plus électroniques d'Ash Ra Tempel), nettement plus sombre et aqueux que le plus sombre et aqueux des disques de krautrock allemand. Dès Some Deaths Take Forever, paru l'année suivante sur Pathé Marconi, le Français a d'ailleurs abandonné le narratif planant pour tenter le coup d'une synth pop proto industrielle plus saumâtre encore, un peu plus datée mais suffisamment inventive dans sa facture pour jouer un rôle dans la cristallisation à venir de la techno (Carl Craig cite systématiquement l'album comme un classique personnel).
C'est donc par le noir que Szajner brille dans le coeur de ses fans depuis 35 ans, et c'est par le noir qu'il sonne aujourd'hui si familier à nos oreilles. Ce qu'on comprend en effet à l'écoute de Visions of Dune, c'est que la France peut se targuer d'avoir pondu les disques de musique synthétique les plus cafardeux et les plus toxiques de la fin des années 70. Plus proche du réalisme cauchemardesque d'un certain cinéma de l'époque (Buffet Froid de Blier, La Nuit des traquées de Rollin) que des couvertures des romans de SF parus chez J'ai Lu, la musique électronique de Bernard Szajner évoque des paysages de périphéries urbaines inhumaines, d'architectures brutales et de modernité trop tôt attaquée par l'érosion et la dégradation. Et de manière joyeusement paradoxale, ça fait une Madeleine étrangement gouteuse pour le trentenaire éduqué à Temps X et au cinéma fantastique français des années 80, qui a un peu mal à son futur en 2014.
Avec ou sans nostalgie, on se fait en tout cas une fête de cette nouvelle réédition vinyle à sortir en juillet, remasterisée par les soins de Rashad Becker, décorée d'un nouvel artwork inédit et assortie de deux inédits magnifiques (refusés à l'époque par Pathé Marconi parce qu'ils sonnaient "trop futuristes"). Le Minimix offert en guise de preview que vous pouvez écouter ci-dessous a été réalisé par Andy Votel de Finders Keepers et Twisted Nerve, qui s'y connaît suffisamment en trésors oubliés pour se mordre très fort les doigts d'avoir laissé passer le bébé.
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