"Qui sauve une âme de l'Alliance, sauve la Création": la phrase n'a pas été prononcée par Oskar Schindler, ce fameux industriel allemand sanctifié dans La Liste de Schindler, mais Raoul Wallenberg, diplomate suédois posté à Budapest et héritier de la Dynastie Wallenberg qui sauva avec l'aide des Etats-Unis entre entre 30 000 et 100 000 Juifs hongrois dans les derniers temps de l'Holocauste, quand la Hongrie en passe de passer aux mains des Croix Fléchées se décida à déporter massivement ses populations juives vers Auschwitz.
Ou plutôt, il aurait pu la prononcer. Arrêté en janvier 1945 par l'Armée rouge, Raoul Wallenberg a disparu dans des conditions si mystérieuses que les conditions exactes de sa mort sont encore sujettes à discussions et à d'épais essais d'investigation. Né en 1944 dans une famille de Juifs Polonais exilés en Allemagne puis en France, l'electronicien français Bernard Szajner s'est intéressé au cas de ce Juste méconnu après la lecture d'un article dans le International Herald Tribune en 1982. Occupé à l'époque à la conception du premier album de Proroky ("Les Prophètes" en russe), duo synthétique, pop et polyglotte obsédé par le péril nucléaire et les désastres de l'après-guerre qu'il formait avec le Britannique Karel Beer, Szajner entreprit d'en faire un tube improbable pour la major CBS et une internationale new-wave qui n'aimait rien tant que se trémousser sur les rythmes industriels et les incantations d'un Monde en train de finir.
La première version publiée de "Wallenberg", chantée en Anglais par Szajner à travers un mur d'effets, fut composée en cut-up à partir des phrases très factuelles de l'article. Edité au Royaume-Uni puis en France par CBS et Epic dans une version traduite, le maxi 45 tours ne cassa pas la baraque mais marqua quelques esprits, dont celui de la propre soeur de Raoul Wallenberg, avec qui Szajner devint ami. Au coeur de cet étrange kaddish robotique, le passage de la phrase "Who saves one life saves the entire world" à "Qui sauve une âme de l'Alliance, sauve la Création" nous pose quelques questions auxquelles Szajner nous apporterait sans doute quelques réponses très précises et très satisfaisantes si on lui passait un coup de fil. Le mystère participant largement au pouvoir d'attraction prodigieux de cette séance de blues industriel en lévitation, on préfère pourtant s'abstenir de le faire aussi longtemps qu'il sera tenable de le faire.
Les (Hypothetical) Prophets auraient pu devenir aussi célèbres que Depeche Mode, aussi gros que Liaisons Dangereuses dans le coeur des futurs inventeurs de la techno. Mais pour une raison que l'histoire ignore, le duo a grossi les rangs de la foule des beaux groupes passés à côté du succès, et ses disques sont tombés dans l'oubli pendant deux décennies et demi avant d'en ressortir grâce aux excavations de quelques crate-diggers et des apparitions remarquées sur les anthologies So Young But So Cold : Underground French Music 1977 - 1983 (éditée chez Tigersushi en 2004) et IVG Vol.1 : Futur Antérieur, France 75/85 (compilée par Franq De Quengo pour Born Bad en 2008). Pendant ce temps-là, Szajner et Karel Beer se sont occupés de mille autre manières. Szajner notamment, est retourné à sa carrière solo et sorti le remarquable Brute Reason, où un certain Howard Devoto (Magazine) fait une apparition remarquée.
Le 4 mars, InFiné, déjà responsable de la réhabilitation très louable du Visions of Dune de Szajner en solo dont on vous a déjà longuement parlé, rééditera Around the World With, unique album du duo qui devait exister dans autant de langues que de pays dans lequel il devait sortir. Dans ses douze chansons, on entend des myriades de langues, d'histoires et d'idiomes musicaux différents, du russe, de l'anglais, du français, des histoires de Goulag, de supermarché, de fast-food, de la new-wave très maligne, de la proto techno ébaubissante, du klezmer, du jazz, de l'ambient très profond, du boogie woogie électronique et des choeurs à la Beach Boys. On vous racontera l'histoire de ce très beau disque très bientôt. En attendant, on vous diffuse en avant-première le clip de "Wallenberg", monté à partir d'images de Bernard Szajner dans sa jeunesse, clope au bec et classe en bandoulière. Et on se permet de souligner le fait que vous n'avez sans doute jamais rien entendu de similaire dans votre vie de mélomane, qui en a pourtant déjà vu des vertes et des pas mûres.
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