45 minutes, 55 morceaux, 50 femmes artistes et la musique électronique en seule et unique ligne de mire : voilà, dans les grandes lignes, le programme que s'est fixé Arandel pour cette nouvelle mixtape thématique logiquement titrée The Electronic Ladyland Mixtape.
Résultats d'années d'explorations dans les bas-fonds d'Internet et les bacs early electronic music des conventions de disque, ce mix maniaque et généreux engage dans une conversation magique tout ce que les années 50, 60, 70, 80 et 90 ont compté de pionnières de l'oscillateur et de la reverb à ressort. Toutefois, ne parlez pas à l'âme derrière Arandel d'un acte militant ou de discrimination positive : le genre choisi ici comme un fil rouge n'est qu'un point d'entrée vers le continent de la musique électronique de recherche, continent qui reste trop peu écouté en dépit des documentaires, des hommages sans cesse rendus par les jeunes générations techno et des anthologies qu'on édite à tour de bras.
Personne, surtout pas Arandel, n'oserait réfuter l'existence d'un lien magique entre la femme et le son électronique - le flux fabuleux formé par ces 55 fragments collés ensemble en est la meilleure manifestation - mais l'idée, ici, est de poser des questions plutôt que d'y répondre. On a tout de même conversé avec Arandel pour savoir ce pouvait bien se tramer derrière son amour pour l'art de Pauline Oliveros, Delia Derbyshire ou Beatriz Ferreyra.
PODCAST 024 - ARANDEL : Bog Bog - the Electronic Ladyland mixtape
Comment est venue l'idée d'une mixtape entièrement composée de musique électronique composée par des femmes ? C'est au gré des écoutes et des pérégrinations que l'idée s'est précisée, à la suite de notre série de mixtapes sur Noël, la mode dans les 60's, les musiques d'illustration. On s'est rendu compte qu'il existait vraiment une internationale inconsciente de la musique électronique féminine à travers les âges. Et on s'est demandé s'il y avait une intuition secrète qui avait pu les rassembler autour d'un champ de recherche commun, s'il n'y avait pas eu des désirs partagées qui s'étaient réalisés de manières différentes dans des pays différents, avec des outils différents. L’idée était de voir ce qui pourrait bien se passer si on les rassemblait dans une même pièce fictive pendant 40 ou 45 minutes, si on construisait une chorale de toutes leurs productions. Il est apparu surtout que la thématique féminine était un bon biais pour faire découvrir beaucoup de morceaux de musique pas forcément très connus en dehors du cercle des spécialistes. On veut vraiment que les gens puissent s'emparer de la musique qu'on entend sur cette mixtape. Ces musiques ont beau venir du passé, elles n'y appartiennent pas, dans le sens où beaucoup des idées qu'on y trouve sont encore très fertiles pour la musique du présent, voire celle du futur.
Il existe un lien presque magique entre les femmes et la musique électronique, qui remonte aux années 50 et 60. Est-ce que vous vous êtes posé la question des raisons sociales, artistiques, voire magiques derrière ce lien? Jean-Yves Leloup a écrit
tout un article sur le sujet qu'on peut lire sur son blog. Mais au-delà des pistes avancées, on n'a jamais trouvé d'explications vraiment convaincantes, ni de citations des compositrices elles-mêmes vraiment éclairantes sur leur parcours, sur la manière dont elles ont dû batailler ou pas pour accéder au studio, sur leur sensibilité au son électronique. Quand tu regardes le nombre de femmes qui travaillaient au BBC Radiophonic Workshop, la présence féminine reste pourtant notable, voire remarquable. Et on ne sait pas pourquoi. On pose la question avec ce mix, mais on serait bien incapable d'y répondre.
Les musiciennes dans votre mix viennent d'horizons musicaux très différents : on trouve des compositrices de musique savante, de musique de recherche, des expérimentatrices qui bricolaient dans un contexte pop ou easy listening, des oeuvres composées pour la publicité ou la télévision, des excentriques comme The Space Lady ou Ruth White… Vous voyez malgré tout un lien entre ces époques et ces tentatives? On a passé un an et demi à travailler sur ce mix. Parfois, il y a plus de huit morceaux qui jouent en même temps. A force de chercher, dérusher, mettre de côté, travailler et retravailler les oeuvres pour qu'elles fonctionnent ensemble de manière cohérente, c’est difficile de savoir vraiment ce qui les lie ensemble. La cohérence est là mais elle est propre à la mixtape, et peut-être totalement fictive au final. Difficile de dire ce qui s'en dégage.
Il y a des figures, parmi les artistes qu'on trouve dans ce mix, qui ont été articulièrement importantes dans votre développement musical? Delia Derbyshire, même si on est nombreux à l'estimer beaucoup. C'est presque un marronnier de la compositrice électronique, qui illustre à la fois la femme qui compose de la musique dans les années 60, la compositrice la plus emblématique du BBC Workshop... En même temps, son statut est justifié. Ce qu'elle a accompli est passionnant, l'entendre parler de son travail passionnant, la voir travailler dans les documentaires qui lui ont été consacrés est passionnant... Mais c'est presque moins comme femme que comme pionnier qu'elle nous intéresse. Les techniques musicales qu'elle s'est inventée pour composer avec les moyens très rudimentaires qui étaient les siens ont forcément quelque chose avec la musique de laboratoire telle qu'on l'envisage avec Arandel. L'avènement des technologies comme le MIDI et l'ordinateur ont rendu la musique électronique beaucoup plus facile à faire, et les conséquences de ça ne sont pas que positives. Nous avons une fascination d'antiquaire pour cette musique qui était bricolée finalement plus avec l'imaginaire qu'avec la technologie.
Quel lien entre les oeuvres de Catherine Christer Hennix ou Laurie Spiegel et celle d'Arandel ?La manipulation des bandes, c'est du concret, la manipulation des instruments, c'est du concret, le Mellotron, c'est du sample concret… Et c'est très inspirant parce qu'il y a encore plein d'inouï qui se cache là-dedans. On trouverait très dommage et pénible d'avoir tous les instruments du monde à notre disposition et de pouvoir faire tout ce qu’on veut avec. C'est pour ça qu’Arandel se pose ces contraintes : réduire les possibilités pour pouvoir les contourner et retrouver notre liberté. C'est toute la philosophie des Stratégies Obliques de Brian Eno, d'ailleurs. Delia Derbyshire ou Suzanne Ciani ont dû sortir des sentiers battus pour créer, repousser les limites de ce qu'on leur avait appris à l'école. Elles ont composé avec peu de matériel, peu de moyens, inventé des nouvelles manières et des nouveaux langages. Le souffle, les défauts qu'on y entend avec nos oreilles habituées à la musique d'ordinateur sans défaut n'inculquent pas seulement du charme à ces vieux morceaux, ils témoignent d'une âme qui fait souvent défaut à notre époque où on nettoie tout, on corrige tout, on redresse tout. Les ordinateurs peuvent donner de la super musique, mais à notre sens une bonne partie de l'âme de la musique peut se perdre dans l'obsession de la perfection. Le sous-titre de la mixtape, "bog bog", vient de là.
Depuis tout à l'heure, on parle de ce mix comme s'il avait une thématique, alors qu'il en a deux : la musique composée par des femmes, certes, mais surtout de la musique électronique d'un autre temps. Vous auriez pu remonter aux compositrices de musique polyphonique allemande du 11ème siècle, ou inclure des artistes techno. Ce que vous n'avez pas fait. Là, pour le coup, ça aurait donné l'impression de choisir les artistes et les morceaux comme on fait de la discrimination positive. On cherchait vraiment de la musique du genre qu'on trouve dans son grenier, qui raconte quelque chose du passé commun de la musique électronique. Les compositrices du BBC Radiophonic Workshop sont citées très souvent commes des influences majeures d'artistes des années 90 comme Aphex Twin ou Luke Vibert, mais leur musique reste méconnue du grand public. L'important reste de les découvrir. On aurait pu tout autant faire un mix thématique sur les tabourets. Même s’il n’est pas sûr que la mixtape aurait été aussi intéressante à écouter.
Bog Bog, The Electronic Ladyland MixtapeTracklisting:
1. Glynis Jones : Magic Bird Song (1976)
2. Doris Norton : Norton Rythm Soft (1986)
3. Colette Magny : « Avec » Poème (1966)
4. Daphne Oram : Just For You (Excerpt 1)
5. Laurie Spiegel : Clockworks (1974)
6. Pauline Oliveiros : Bog Bog (1966)
7. Megan Roberts - I Could Sit Here All Day (1977)
8. Suzanne Ciani : Paris 1971
9. Laurie Anderson : Tape Bow Trio (Say Yes) (1981)
10. Glynis Jones : Schlum Rooli (1975)
11. Ruth White : Mists And Rains (1969)
12. Wendy Carlos : Spring (1972)
13. Ann McMillan : Syrinx (1978)
14. Delia Derbyshire : Restless Relays (1969)
15. Maggi Payne : Flights Of Fancy (1986)
16. Else Marie Pade : Syv Cirkler (1958)
17. Daniela Casa : Ricerca Della Materia (1975)
18. The Space Lady : Domine, Libra Nos (1990)
19. Johanna Beyer : Music Of The Spheres [1938]
20. Maddalena Fagandini : Interval Signal (1960)
21. Eliane Radigue : Chryptus I (1970)
22. Ruth White : Owls (1969)
23. Ursula Bogner : Speichen
24. Beatriz Ferreyra - Demeures Aquatiques (1967)
25. Doris Norton : War Mania Analysis (1983)
26. Tera De Marez Oyens : Safed
27. Daphne Oram : Rhythmic Variation II (1962)
28. Mireille Chamass-Kyrou : Etude 1 (1960)
29. Laurie Spiegel : Drums (1983)
30. Teresa Rampazzi : Stomaco 2
31. Teresa Rampazzi : Esofago 1
32. Suzanne Ciani : Fourth Voice: Sound Of Wetness (1970)
33. Ursula Bogner : Expansion (1979)
34. Alice Shields : Sacrifice (1993)
35. Megan Roberts and Raymond Ghirardo : ATVO II (1987)
36. Laurie Anderson : Drums (1981)
37. Doris Hays : Somersault Beat (1971)
38. Lily Greenham : Tillid (1973)
39. Ruth Anderson : Points (1973-74)
40. Pril Smiley : Kolyosa (1970)
41. Catherine Christer Hennix : The Electric Harpsichord (1976)
42. Joan La Barbara : Solo for Voice 45 (from Songbooks) (1977)
43. Slava Tsukerman, Brenda Hutchinson & Clive Smith : Night Club 1 (1983)
44. Monique Rollin : Motet (Etude Vocale)
45. Sofia Gubaidulina : Vivente – Non Vivente (1970)
46. Ruth White : Spleen (1967)
47. Doris Hays : Scared Trip (1971)
48. Daphne Oram : Pulse Persephone (Alternate Parts For Mixing)
49. Maggi Payne : Gamelan (1984)
50. Laurie Spiegel : The Unquestioned Answer (1980)
51. Ursula Bogner : Homöostat (1985)
52. Wendy Carlos : Summer (1972)
53. Suzanne Ciani : Princess With Orange Feet
54. Pauline Oliveiros : Poem Of Change (1993)
55. Suzanne Ciani : Thirteenth Voice: And All Dreams Are Not For Sale (1970)