Depuis le premier grand "retour de mode" de ce qu'on appelait alors easy listening tout au long des années 90, avec tous ces groupes et labels dans le vent qui actualisaient le genre en citant respectueusement leurs références (de Tricatel à Stereolab aux livres et compiles RE/Search, de Pizzicato Five à la redécouverte de Martin Denny, Esquivel ou Les Baxter, de Mike Flowers Pop, Katerine ou Tipsy aux compilations Ultra Lounge), l'apparente légèreté de la muzak et de l'exotica des années 50 et 60 est retournée peu à peu dans les méandres de l'underground des connaisseurs dans les années 2000, comme une marotte de spécialistes pointus, un comble pour une musique au départ vouée à ambiancer les ascenseurs, les supermarchés ou les après-midi de desperate housewifes américaines.
Le livre d'Erwann Pacaud qui vient de sortir chez Le Mot et Le Reste, sobrement titré Easy Listening, exotica et autres musiques légères va dans le sens d'un possible deuxième "retour de mode" qui flotte dans l'air du temps, au moment où la nouvelle vague garage et psyché mondiale actuelle commence à lever le pied sur les drogues dures pour redécouvrir le kirsch et le martini dry en (ré)écoutant les disques fétiches des Cramps ou de Spacemen 3, les deux principaux artisans de la première redécouverte de l'avant-garde qui se cachait dans les disques d'apparence kitch vendus à l'époque au kilo sur les vide-greniers de campagne. Ajoutons à ça l'absurde mais nécessaire folie de la réédition de masse, la concurrence sauvage des diggers aux quatre coins du globe, Wikipédia et Discogs : tout semble en place pour un nouveau ras-de-marée exotique et chaloupé. Les chemises hawaïennes sont même déjà en vente chez Celio et les congas, les bongos et les timbales se voient de plus en plus sur les scènes de concerts.
Mais quand les moins curieux se contenteront de décorer leur salon (ou leur bar à vin) avec les pochettes de disques Command Records en écoutant une playlist Deezer de reprises de Caravan, d'autres applaudiront des deux mains l'exercice périlleux d'Erwann Pacaud qui, en sélectionnant (prétexte à raconter des histoires) 100 disques du genre dans son livre, nous offre pour la première fois en français un panorama de cet univers musical aux innombrables galaxies jalonnées de personnalités hautes en couleurs, de musiciens géniaux à la valeur reconnue à posteriori et d'essentielles trouvailles formelles, sonores et techniques souvent cachées par la gentille candeur imposée par l'objet même de ce "genre" : être une musique de fond, une musique d'ambiance. Car ces disques "pour les parents" des années 50 étaient bien loin d'être si mauvais que pouvaient le penser les jeunes qui découvraient "leur" rock'n roll. De Sun Ra à Throbbing Gristle, des Cramps à Jello Biaffra, de Dj Shadow à Pete Kember et évidemment de A Tribe Called Quest, De La Soul et Jungle Borthers aux Beastie Boys, l'easy listening aura marqué un gros paquet des musiciens les plus radicaux, innovateurs et avant-gardistes de leur temps : inutile de dire qu'on attendait ce livre depuis longtemps. Et Erwann Pacaud, comme tout bon passeur, est intarissable sur le sujet, en vrai spécialiste qu'il est. Son livre devient d'ailleurs la référence en la matière qui manquait invraisemblablement au corpus des essais sur la musique (pas de mauvais esprit s'il vous plait, oui c'est le seul livre en français sur le sujet, mais c'est surtout une vraie encyclopédie, et bien écrite en plus).
Et si en plus il vous fallait la preuve que M. Pacaud maîtrisait son sujet, on lui a posé des questions difficiles, exprès. Interview.
Faut-il être passionné pour écrire un livre pareil ?
Erwann Pacaud : C'est clair que pour écouter l'intégrale de Mantovani ou de Ray Conniff quasiment tous les jours, il faut un tant soit peu être passionné. Non seulement passionné de cette musique apparemment facile d'écoute mais également des compositeurs eux-mêmes et essayer de comprendre par quel biais ils en sont arrivés là. C'est ça qui me fascine dans cette musique, c'est qu'en surface, c'est du miel pour les oreilles mais quand on se penche sur la vie de ces compositeurs et qu'on on écoute comment ont été enregistrés ces albums, ce sont de véritables pionniers qui n'hésitent pas à aller au-delà de leurs parcours classique (que ce soit dans la musique classique ou le jazz) pour se consacrer et accompagner la création du format Long Play (LP) puis l'évolution de la stéréo et d’expérimenter. Je pense à Esquivel, doux-dingue de la stéréo et du son en sonorama qu'il a réussi à développer, ou encore Enoch Light et son label Command Records mais aussi Andre Popp, Jean-Jacques Perrey, Raymond Scott etc.
Quand je regarde avec le recul les compositeurs que j'ai choisis, ce sont pour la plupart des aventuriers, sûrs de leur coup et qui ne demandent rien à personne. Ils tracent leur route seuls et tant pis s'il ne resteront pas dans l'histoire officielle de la musique du XXe siècle. J'ai un très grand faible pour les outsiders de cette histoire officielle et je préfère 100 fois plus la démarche d'Eden Ahbez, de Korla Pandit ou de Chaino que celle des Beatles ou des Rolling Stones, dont la vie et les albums ont été maintes et maintes fois décortiqués.
Je suis également ébahi et encore fasciné par le succès de la muzak aux États-Unis qui a quand même réussi à refourguer son concept de musique d'ascenseur à de millions de sociétés et des millions d'américains. Imbattables sur le plan marketing ces américains. Faire vendre un album de musique spécialement composée pour passer un excellent barbecue en famille, c'est très fort. C'est marrant car l'objectif des plateformes de streaming comme Spotify ou Deezer et de leurs innombrables compilations n'est pas très éloigné de ceux de la société Muzak à l'époque, celle d'accompagner tous les moments de la journée.
Même chose pour l'exotica, un phénomène unique et typiquement américain qui a duré quelques années dans les années cinquante qui n'a été "révélé" et mise en avant en France par l'exposition de Sven Kirsten au Musée du Quai Branly, Tiki Pop. Et cela fait partie de l'histoire de la sous-culture américaine car l'influence des mélodies polynésiennes ne s'est pas seulement fait sentir dans la musique mais également dans l'architecture, le cinéma, les bars et les cocktail parties...
Donc historiquement, pour quelqu'un qui s'intéresse aux sous-cultures, il n'y a pas eu que la révolution du rock'n'roll et de la musique psychédélique mais également une autre révolution, beaucoup plus douce, pas du tout rebelle et qui, techniquement, n'a vraiment rien à envier aux compositeurs de musiques électroniques actuels ou de la musique pop.
As-tu une analyse de professionnel du "retour" de l'easy listening au début des années 90, je pense notamment aux bouquins essentiels RE/Search (Incredible Strange Music) et les compiles qui allaient avec (et donc à Bimbo Tower par extension) ?
Personnellement, n'ayant (que) 40 ans, je suis passé à côté de ce revival (j'ai grandi au son du harcore et du punk-rock des nineties) mais deux ouvrages et quelques compilations m'ont marqué au début des années 2000, sur le tard, donc. Effectivement les deux volumes de RE/Search (Incredible Strange Music), dont le volume II que j'avais trouvé à la boutique Born Bad à Paris et dans lequel les personnages (compositeurs et acteurs du revival de cette incredible music, à lire notamment l'interview des Cramps et de Martin Denny) m'ont tout de suite fasciné. Mais c'est surtout Mondo Exotica de l'immense Francesco Adinolfi qui m'a fait perdre les pédales. A l'époque, j’habitais en Italie et je suis d'abord tombé sur ses articles qu'ils rédigeait dans l'hebdomadaire Il Manifesto (très à gauche) sur l'easy listening, l'exotica et d'autres oubliés de la culture populaire américaine (revival inclus). Il était également (et il l'est toujours de nos jours avec Popcorner) Dj d'une émission de radio sur la RAI TRE, Ultrasuoni Cocktail. Mais Dj à l'américaine avec des phrases entre les enchaînements, des remarques sur les titres, de façon très tonique et très rythmé, à la façon des Dj des stations de radios américaines des années cinquante et soixante. Imaginez une ambiance discothèque Macumba sur France Culture mais avec que de l'easy listening, de l'exotica et de la spy music. Impossible en France. Mémorable. Et il a sorti ce livre en 2000 avec en couverture l'album de Martin Denny, Exotica. Une bible en ce qui me concerne et écrite de façon universitaire avec des annotations encyclopédiques et très détaillées.
Bref c'est ce qui m'a donné envie de m'intéresser à ce sujet et de commencer à chiner les vinyles de cette période. Donc, je n'ai pas vécu à proprement dit ce revival. Le renouveau est également dû à la réédition dans les années 90 de nombreux albums tombés dans l'oubli après leur parution dans les années cinquante. Comme Esquivel par exemple, remis au goût du jour par le Volume I de RE/Search ainsi que par un certain Irvin Chusid, à l’œuvre derrière ces compilations et ces rééditions. Ce dernier est également gardien des archives du compositeur Raymond Scott et a repris l'appellation "space age bachelor pad music" d'un autre passionné et collectionneur du genre, Byron Werner en l'abrégeant pour "space age pop". Il y a aussi les compilations Ultra-Lounge (près d'une vingtaine de cds), les compilations italiennes Easy Tempo puis Irma et d'autres qui ont emboité le pas et qui qui ont déterré la crème des compositeurs italiens de musique de films. Tout cela en adéquation avec la scène londonienne des années 90, dans un nouveau souffle d'un clubbing entre hédonisme et musique sophistiquée (soirée Blow Up par exemple), emmené par un Mike Flower Pops premier ou second degré (voire kitch, le mot est lancé) vite devenu mainstream en Angleterre puis dans le monde entier.
Que ce soit dans la pop, les musiques électroniques (et de la scène downtempo et chillout qui sample les disques de leurs parents comme The Gentle People et qui au passage redonne ses lettres de noblesse à une musique utilitaire, qui sert désormais à se reposer après des heures de tapage binaire) ou la scène plus noise et pop (Stereolab), c'est en Angleterre que ça se passe. Le kitch est devenu cool et le monde s'est embrasé pour les pull à col roulé, les vestes cintrés et les coupes au bol, de la France à l'Italie en passant par le Japon. Et c'est là que ça a commencé a merdé, au début des années 2000. Quand les majors se sont rendus compte qu'il y a avait de l'argent à faire et ont inondé le monde entier de leurs compilations "lounge".
A ton avis pour la "mode" Easy Listening est-elle retombée au début des années 2000 ?
Comme la musique est composée de cycle, la vague est retombée d'elle-même. Qui se souvient de Mike Flower Pops aujourd'hui ? Le label Tricatel, estampillé peut-être à tort easy listening et que j'adore et qui avait une forte notoriété à l'époque, est vite retombé dans l'oubli malgré de nombreuses fulgurances jusqu'à très récemment. Heureusement, la scène, plus underground, a perduré, mais de façon plus discrète. En Italie par exemple avec Nicola Conte avec le son des Pouilles, issu de la scène jazz de Bari et de l'esthétique des sixties. En France, le label Dare-Dare puis Vadim Music a pris également le flambeau et a réalisé un travail exceptionnel de réédition de library music et de musiques de films. L’Allemagne également avec Crippled Dick Hot Wax et Diggler Records et l'Angleterre avec Trunk Records. En fait, la retombée a pas été un mal et a permis de séparer le bon grin de l'ivraie.
Est-ce que comme moi tu penses que le monde est à nouveau prêt à un nouveau revival ? Que c'est le bon moment ?
L'exposition Tiki Pop en 2014 a fait découvrir ou redécouvrir pour beaucoup personnes cette faille spatio-temporelle américaine. Peut-être est-ce l'élément déclencheur d'un nouveau revival (avec les chemises hawaïennes que je vois de plus en plus dans la rue et dans mon quartier de Croix-Rousse à Lyon en particulier). Ne venant rarement à Paris, je ne sais pas si c'est dans l'air mais peut-être que dûe à l'époque tourmentée que nous vivons actuellement, ces mélodies légères viennent à point nommé. Par ailleurs, on assiste depuis quelques années sur internet à une déferlante de sites web ultra pointus qui déterrent eux aussi des trésors insoupçonnés, notamment la library music. La scène des diggers, en plein boom actuellement, ainsi que les rééditions d’artistes improbables (comme Jean-Pierre Massiera ou Mr Ondioline aka Jean-Jacques Perrey par exemple) de labels tels que Finder Keepers (il y en a plein d'autres) explique aussi peut-être cela. L'excellent livre sur le label français Télé Music tombe également au bon moment ou encore celui de Jonny Trunk, Library Music. J'espère que le mien participera à cette aventure.
Ce qui est intéressant depuis quelques années, c'est la connivence entre l'easy listening, l'exotica avec le rock'n'roll, musicalement et esthétiquement. Alors que ces deux styles étaient totalement à l'opposé dans les années cinquante avec les choc des générations, celle des parents et de leurs enfants, ils sont de nos jours liés ensembles.
A part le fait qu'il n'existe pas (à ma connaissance) de vrai livre "sérieux" - on se comprend - sur l'easy listening, la muzak ou l'exotica, comment donnerais-tu envie de lire ton livre à quelqu'un de vraiment calé sur le sujet (on en connaît tous au moins un ou deux des spécialistes d'Esquivel, de Les Baxter et de Jean-Jacques Perrey) ?
J'ai pas mal de remarques de spécialistes du genre qui me disent qu'effectivement, il n'y a rien dans ce domaine, en langue française en tout cas. Aux Etats-Unis, par contre, les ouvrages sur le sujet sont nombreux mais aucune maison d'édition n'a eu la curiosité de traduire l'un d'entre eux. J'ai été étonné que personne ne traduise celui de Francesco Adinolfi par exemple, qui est sorti aux Etats-Unis il y a quelques années seulement. En France, malgré l'explosion de la littérature musicale ces dernières années, le thème de l'easy listening, de l'exotica de la library music est absent. En même temps, la library music est tellement un sac de nœuds qu'il est très difficile de s'y retrouver entre les pseudonymes utilisés par les compositeurs. Et ce thème est quand même pointu et surtout très mal vu par son côté musique kitch d'ascenseurs et de supermarchés. Je remercie d'ailleurs Yves Jolivet des éditions Le mot et le reste de m'avoir accordé sa confiance.
Pour celui qui s'intéresse à ces compositeurs, et qui a dû se documenter ici et là pour avoir des informations, je ne pense pas que je vais leur apprendre quelque chose. Mais peut-être est-ce l'occasion de discuter avec eux du choix des 100 albums, pourquoi Deep Down d'Ennio Morricone et pas un autre de son immense discographie? Il y a sûrement des choses que j'ai manquées et je serai ravi d'en discuter. Ou peut-être que j'approfondirai ce thème dans un prochain livre. En tout cas, l'argument premier est que c'est l'unique livre qui retrace l'easy listening et l'exotica et un peu la library music, et peut-être le dernier ! Donc à posséder absolument.
Après la théorie, la pratique : Erwann nous a donné son top 10 Easy Listening.
1 / Les Baxter and His Orchestra - "Quiet Village", dans l'album Ritual Of The Savage (1951)
2 / Yma Sumac - "Bo Mambo", dans Mambo! And More (1954)
3 / Korla Pandit - "Miserlou", dans Plays Music Of The Exotic East (1958)
4 / Tak Shindo - Brass and Bamboo (1959), tout l'album
5 / Juan Pablo Esquivel - "All of me" dans Exploring New Sounds In Stereo (1959)
6 / Eden Ahbez - "The Wanderer", dans Eden's Island (1960)
7 / Riz Ortolani et Nino Oliviero - Mondo Cane (1962) tout l'album
8 / Paul Piot et son orchestre - "Amour, vacances et baroque", dans Typiques, baroques et autres…, Dance And Mood Music Vol.4 (1968)
9 / Nino Nardini and Roger Roger - "Jungle Jazz", dans Jungle Obsession (1971)
10 / Nicola Conte : Forma 2000, dans Jets Sounds (2000)
Vous pouvez vous procurer Easy Listening, Exotica Et Autres Musiques Légères d'Erwann Pacaud sur le site web de son éditeur.
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