On avait découvert Kaitlyn Aurelia Smith avec Euclid, son premier vrai disque solo dans lequel elle ouvrait une voie inédite dans le tout venant synthétique actuel, à mi-chemin d'Animal Collective et de Terry Riley. Échappée de la folk et de la baie de Seattle, c'est à Los Angeles qu'elle a installé son studio où elle est désormais une des manipulatrices les plus applaudies du synthétiseur Buchla, instrument inventé dans les années 60 par Donald Buchla à peu près en même temps où Robert Moog commercialisait les premiers synthétiseurs modulaires.
Dans EARS, son nouvel album qui sort demain sur Western Vinyl, elle se sert de nouveau de ses machines ésotériques pour créer une expérience sonore immersive dans un monde organique et primaire. Les sons de l'instrument semblent avoir des possibilités aussi vastes qu'il y a d'anomalies dans la nature, de déviance et d'éruptions du vivant. Ces évocations vigoureuses et espiègles de l'être en mouvement esquissent une sylve faste, presque irréelle, sublimée par le son quintessentiel du synthétiseur et les allitérations de la voix de Smith - car oui, Kaitlyn Aurelia Smith chante souvent sur ses odyssées électroniques, ce qui achève de la singulariser dans le paysage saturé de la musique électronique pour oscillateurs.
À l'occasion de son passage à Paris, nous avons pris l'américaine entre quatre yeux pour tenter de se rapprocher de cet humus qui semble faire partie intime de ses rêves éveillés et de ses chakras, ou de mieux percer les mystères de cet herbier sonore qui ressemble à une version mise à jour de Soil Festivities, grand album de Vangelis sorti en 1984 qui explorait le caractère existentialiste de la musique New Age. Aujourd'hui, EARS semble faire lui aussi le récit d'une excursion dans le cycle de la vie élémentaire.
Alors comme ça, tu traduis les articles que The Drone écrit sur toi avec Google Traduction ?
Oui ! J'ai beaucoup ri avec mes amis français quand je leur ai montré les traductions, elles n'avaient rien à voir avec ce que disaient les articles. Pour une des traductions, ça donnait : "elle fait de la musique pour des ordinateurs Macintosh...", je ne me souviens plus ce que disait l'article mais la traduction était évidemment incohérente. Pour une autre, c'était "elle vient d'un pays de compositeurs qui sont tous homo sapiens...". J'aime beaucoup celle-là.
La première fois que j'ai écouté ton nouvel album EARS, ça m'a évoqué un univers très aquatique.
C'est intéressant. Je n'ai jamais entendu "aquatique" pour parler de EARS mais l'idée me plaît.
Une chose est sûre, cet album célèbre la vie à travers l'invocation de ta vision de la nature. Qu'avais-tu à l'esprit pour représenter un environnement aussi vivace ?
Mon intention était de créer un voyage sonique, une promenade en trois dimensions dans une jungle futuriste. L'univers visuel que j'avais en tête était celui d'une jungle luxuriante et grouillante de vie. Je voulais aussi arriver à faire ressentir une impression brumeuse à l'écoute. C'est sans doute cette atmosphère humide qui t'a frappé dans EARS !
J'ai lu que tu t'étais inspirée de Nausicaä de la vallée du vent de Miyazaki et du travail de Moebius pour créer cet album. Peux-tu me parler de ta relation à la science-fiction ?
J'ai toujours été attirée par le Réalisme magique. Quand j'étais plus jeune le lisais beaucoup de choses de ce genre, ainsi que de la science-fiction. J'aimais beaucoup les oeuvres surréalistes. Ce qui m'intéresse et qui est nouveau dans ces environnements, ce sont les éléments étranges dans un cadre réaliste. L'univers que j'ai dans la tête quand je fais de la musique a tendance à être très proche de ceux de Miyazaki, Moebius ou de l'illustrateur Kilian Eng.
C'est ce genre d'imaginaire que tu essayes de transposer dans ta musique ?
L'idée de EARS, c'est de recréer un monde intérieur. J'aime beaucoup le dessin de Miyazaki. Il est plein de mouvement. Il donne l'impression que la vie émane de chaque geste. C'est une très grande inspiration car je souhaitais créer une expérience sonique similaire d'interaction avec la vie.
Avant tu faisais une musique très essentielle avec ton groupe de folk Ever Isles, mais quand on écoute EARS il semble impossible de pouvoir mieux créer cette expérience avec un autre instrument que le synthétiseur. Ce sont deux manières très différentes de parler de l'existence des choses mais aujourd'hui le Buchla semble indispensable pour toi.
Je crois que je compose toujours de la même manière, peu importe l'instrument. J'aurais toujours le même résultat, peu importe avec quel instrument je joue. Je ne pense pas me justifier par le synthétiseur. Le Buchla est un instrument très intéressant car il se fait ressentir comme une extension de ma voix et c'est un son qui me représente très bien en ce moment, au moins ces cinq dernières années et jusqu'à maintenant. C'est pour l'instant un son auquel je m'identifie et à travers lequel je veux m'exprimer. On verra si ça sera toujours le cas dans 10 ans.
Les femmes ont eu une grande présence dans la musique électronique pendant les années 50 et 60, notamment à travers le BBC Radiophonic Workshop et des figures telles que Daphne Oram ou Delia Derbyshire. As-tu des mentors parmi ces femmes qui étaient comme toi au service d'une musique électronique de recherche ?
Delia Derbyshire est une très grande influence pour moi, Suzanne Ciani ou Laurie Spiegel aussi. Il y a beaucoup de femmes que j'admire dans la musique électronique : Wendy Carlos, Clara Rockmore... Mais je ne recherche pas particulièrement mon inspiration dans le travail de musiciennes, il y a aussi beaucoup d'hommes compositeurs qui m'influencent. Je ne classe pas les musiciens par leur genre.
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