Les Bérurier Noir au Zénith de Paris, quelque part vers la fin des années 80. Prince à Bercy pendant la tournée Lovesexy, sur une scène à 360°. Fugazi à l'Elysée Montmartre, qui tourne sans merchandising. Les Mancuniens Yargo, à un moment indéterminé des années 90. My Bloody Valentine sur la tournée Loveless, "juste avant les grandes vacances". Johnny Thunders semi-mourant sur la scène du Gibus qui trimballe sur scène "l'odeur de la loge, la sueur, la weed" devant un public aux anges qui beugle en boucle "Born to Lose!" et l'envie furieuse de prendre ses jambes à son cou pour aller voir ailleurs, par exemple du côté de la techno. Closer Musik. Autechre. Thomas Brinkmann. Les musiciens avec des laptops. Le Batofar à son âge d'or, de 1999 à 2002, les festivals thématiques sur Tokyo ou la Scandinavie. Boredoms à la Fondation Cartier. Cornelius à l'ATP en 2007...
Au cas où vous chercheriez encore à comprendre l'ADN si particulier de ce festival si précieux qu'est la Villette Sonique, il suffit en quelque sorte de demander à Etienne Blanchot de lister les concerts qui l'ont marqué de sa jeunesse jusqu'à son premier job de programmateur au Batofar, de 1999 à 2002, puis à la création du festival Feed Back en 2003. Bien sûr, ça ne suffit pas, mais c'est un bon point de départ. C'est celui que nous avons choisi pour interviewer Etienne cette année. Parce que la Villette Sonique fête ses 10 étés, et qu'il était grand temps de faire parler son auguste directeur artistique d'autre chose que de "mission culturelle", de "bilan", de "ligne artistique pour la dixième édition" et de "tissu social parisien".
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Je sais pas trop d'où partir pour cette interview. Comme The Drone t'interviewe à peu près tous les ans depuis que le site existe, je ne vais pas te faire raconter toute l'histoire de nouveau depuis Feed Back. Même si en tant que fan de musique qui y a vécu des moments marquants, j'ai très envie de te faire parler de Feed Back.
Oui c'est un peu compliqué. Parce que même si l'ADN est un peu le même, on ne fait plus le même festival. Le principe de Feed Back, c'était de faire redécouvrir le parc à travers ses endroits les plus incroyables au moins autant que de faire découvrir de la musique. L'époque était très différente aussi: on avait plus très envie d'écouter des concerts de laptop, parce que la scène ne se prêtait pas beaucoup à ça et que moi qui bossait encore au Batofar, j'en programmais 5 par semaine. C'est avec le temps que le festival est devenu plus hétérogène, plus éclectique. Le parc s'est aussi avéré être un révélateur du potentiel explosif des groupes parce que c'est unendroit lumineux, généreux, particulièrement explosé socialement qui permet logiquement au public de mieux prendre la musique dans les tripes. La Villette Sonique est arrivée derrière et on a gardé le plein air, parce que c'était indispensable et que c'est là que le festival prend toute sa dimension, mais on a rajouté les concerts payants en salle, parce que mine de rien ça permet de proposer des musiques que le plein air ne permet pas, notamment toutes les musiques d'écoute attentive, et que le payant est indispensable pour donner de la valeur aux concerts... Et prendre des risques avec des artistes plus conséquents, donc plus chers. L'autre souci du gratuit c'est qu'il risque de pénaliser le sujet, ce qui peut être problématique avec la musique exigeante.
Afrirampo(あふりらんぽ) 2009-11-16 @UFO CLUB Part1
09:35
Je voulais te demander quels étaient, selon toi, les moments les plus marquants du festival ces 10 dernières années, parce que l'un des mes souvenirs de concert les plus marquants de ma vie était à la Villette. Je ne sais plus si c'était Feedback ou la Villette Sonique. C'était Afrirampo, ce duo guitare-batterie japonais fabuleux qui a splitté depuis. Je me souviens qu'elles avaient joué devant la Géode.C'était une année charnière: la première Villette Sonique. La Villette est une machine compliquée à manoeuvrer... Et malgré le fait qu'il y avait eu des événements musicaux audacieux avant - Global Tekno, la Villette Numérique, Villette Brésil - il y avait beaucoup de choses à régler pour faire des concerts de rock dans le Parc. Je tenais à ce que le groupe joue devant la Géode et ça a été un peu le panique le matin du concert quand on s'est rendus compte que la scène était minuscule et un peu ridicule. Afrirampo, je les avais vues à All Tomorrow's Parties et la scène avait un peu plus de gueule. Mais le concert était génial. On a des photos d'elles en train de se maquiller dans les escaliers qui menaient à la scène parce qu'il n'y avait pas de loges... Pika, Higashi Mineko, j'espère la faire revenir un jour. Ça a été le début de l'histoire d'amour avec les Japonais.
Qui s'est prolongée avec Acid Mothers Temple, OOIOO, Polysics...A propos d'Acid Mothers Temple, j'ai une anecdote que je peux raconter à The Drone. Ils avaient joué pas mal à Paris les années d'avant, et je les avais vus souvent. Mais AMT, il y a un peu les bons concerts et les moins bons. Les bons, c'est quand ils jouaient un seul long morceau d'un seul tenant (
sans doute le classique "Pink Lady Lemonade", ndr). Là j'avais payé des billets d'avion pour tout le monde pour être sûr d'avoir la bonne formation, et j'avais fait la demande expresse qu'ils jouent un long morceau. C'était pour le Cabaret Sauvage. Et là, miracle, le concert commence exactement comme je l'avais imaginé... Puis je dois m'absenter 5 mn pour aller voir un truc dans les loges et quand je reviens, je vois Kawabata en train de casser une guitare sur scène. Ce qui serait un énorme cliché partout ailleurs m'a super ému: le mec avait acheté des guitares pour les casser spécialement pour nous, comme une offrande. Et là quelqu'un me dit, c'est pas la première, c'est la deuxième, et la première, il l'a envoyée dans le public et elle est arrivée sur la tête d'un mec qui est parti la gueule en sang. Je me souviens m'être dit "ça va aller" tout en cherchant des yeux le pauvre gars. On l'a jamais retrouvé. Il a jamais porté plainte, dieu merci. Il s'est sans doute dit que ça faisait partie du jeu.
Acid Mothers Temple - Smashing Guitar
01:06
En parlant de groupes japonais, j'aimerais bien que tu m'en dises plus sur l'arlésienne Boredoms, dont la rumeur dit chaque année qu'ils seront au festival... Mais qui n'y sont jamais.Boredoms, c'est une obsession. On essaye de les faire venir au festival tous les ans depuis que le festival existe. A tel point qu'avec Junko, leur manageuse, on commence à bien se connaître.
On a réussi à faire OOIOO, une année, et on s'est dit que ça finirait bien par se faire... Mais une année,
Eye s'est foulé le genou,
Yoshimi tombe enceinte tous les trois ans... Cette année, c'est le sommet: on avait tout bien calé avec un autre festival - parce que c'est très cher de les faire venir, ils viennent avec famille, amis, enfants... - mais la date qu'on avait prévue tombe le jour de la date annuelle à Tokyo! Pour la dixième année consécutive, ça se casse donc la gueule. On croise les doigts pour l'année prochaine.
Nisennenmondai - Ikkkyokume (Live)
10:54
Sans oublier Nisennenmondai, que vous avez grandement participé à faire connaître en dehors des fans de noise.C'est devenu un fil rouge du festival et c'est d'autant plus beau que personne n'en attendait autant. Même pas nous. Leur premier concert, où tu étais, je m'en souviens, elles ont séché à la fois Goblin - bon, ça c'était prévisible, ça sentait très fort le truc bidon... - et Liquid Liquid qui ont fait un très mauvais concert derrière. C'était tellement magnifique de voir tous ces mecs un peu hipster, tous ces gens un peu snobs - un peu comme nous, quoi, ceux à qui tu files des invits et qui au bout d'un quart d'heure de concert sont déjà dehors en train de fumer des clopes... - hypnotisés devant un groupe dont ils n'avaient pour la plupart jamais entendu parler... Et là, les trois filles jouent, et pas un gus qui quitte le concert en cours. Même pas les fans de Mad Movies venus pour Goblin. Le seul point négatif, c'est que c'était la première date de leur tournée européenne et qu'elles ont été dévalisées sur le stand jusqu'au moindre tee-shirt et qu'elles n'avaient plus rien à vendre après.
Je sais que je ne suis pas le premier demander mais tu peux nous faire part de tes autres souvenirs vraiment scotchants de concerts au festival? Et je parle pas forcément musicalement...Le concert d'Acid Mothers Temple dont je te parlais avant en fait partie, c'est sûr. Et puis le set de
Rashad et Spinn. Je l'ai déjà dit ici ou là mais ça fut vraiment un moment fabuleux. C'était en début d'après-midi, avant Nguzunguzu et le live d'I:Cube, et pour des raisons diplomatiques, j'avais dû les mettre au début... Comme il était 14h, je me suis dit, ils vont peut être commencer par un truc mild, du r'n'b ou je ne sais quoi... Mais non, ils ont démarré à fond, devant 20 personnes. Je me suis un peu éloigné en me disant que ça le ferait pas, et puis j'ai reçu un coup de téléphone qui me disait "
T'inquiètes pas, ça danse, et ça n'arrête pas d'arriver des quatre coins du parc." Au bout de 10 minutes, y avait 100 personnes. Les deux heures qui ont suivi ont été démentielles. J'ai mis un quart d'heure à les virer de scène. Evidemment, il n'y avait personne de Chicago dans le public, les gens dansaient pas du tout comme il faut danser sur ce truc, mais tout le monde était à bloc et les mecs ont adoré ça. Ils m'en ont reparlé après au Sonar, c'est resté comme une de leurs meilleures dates. Comme quoi, les Parisiens n'ont pas toujours à avoir honte de comment ils se comportent aux concerts.
Dj Rashad & Dj Spinn PARIS Villette Sonique May 2012
01:37
Et dans un genre plus extrême? Je me souviens de ce concert de Wolf Eyes et Andy Bolus devant un parterre de familles en train de pique-niquer...Wolf Eyes, c'était encore Feed Back, pour le coup. Mais ça fait partie des concerts qui ont été déterminants, qui nous ont convaincus qu'on pouvait tout faire parce qu'on avait un contexte vraiment spécial. C'est là qu'on s'est dit qu'il fallait vraiment privilégier l'artiste à la famille musicale et à sa niche, et l'expérience à la connaissance. Dans le même genre, je citerais Throbbing Gristle dans la Grande Halle. C'était la première soirée de notre première édition avec des gros noms, l'année avec Devo. C'est toujours mieux que ce soit l'ingé-son du groupe qui fasse le son, mais là on l'a presque regretté. Pan Sonic, avant eux, avaient joué à un tel niveau sonore que les gens dansaient en se bouchant les oreilles - Luz avait fait un super dessin dans Charlie Hebdo, je crois, qui montrait ça. Dans mon souvenir, TG ont joué un peu plus fort encore. A tel point qu'on a eu des évanouissements. C'était plutôt lancinant pourtant, une sorte de marécage ambient... Et je trouvais ça super, mais il fallait gérer les évacuations des pauvres gens qui se sentaient mal. Niveau volume et ambiance, c'est vraiment un grand moment. Après, il y a eu plein de grands moments émouvants, la carte blanche Shellac avec une setlist super généreuse, les concerts de Thee Oh Sees, c'est pas par hasard qu'ils sont là tous les ans... Lightning Bolt... Ou Bernard Parmegiani à la Géode, impérial, mais surtout très stoïque. Pas très bavard, le mec. Il venait faire son truc, quoi. Mais il était pas là pour l'argent, parce qu'on n'avait pas beaucoup d'argent à lui offrir. Le GRM nous avait beaucoup aidé pour qu'il vienne. C'était simplement, bêtement sublime. Et comme les concerts de Sleep ou de Lightning Bolt, je sais que ça n'a pas touché que les spécialistes. C'est le genre de concerts qui fait bouger les lignes... sensorielles. Villette Sonique n'existe pas pour faire vendre des disques. C'est un festival de spectateurs. Moi, en tout cas, je programme comme un spectateur.
"Un festival de spectateurs": c'est le genre de formules qui ne plaira pas à tous les membres du public d'habitués du festival. Dont on fait partie bien sûr et qui est largement constitués de Parisiens passionnés, donc passablement chiants, snobs, et difficiles à contenter. C'est très varié, faut pas déconner... Et y a des relous partout. Mais c'est vrai qu'on a tendance à pas trop s'aimer à Paris, ce qui fait que quand ça se passe bien, qu'on touche à des états de grâce, on me dit que ça ressemble pas à Paris. L'année dernière, on m'a même dit que ça ressemblait à Berlin. Bon là, faut pas déconner. Ici, c'est Paris. On a un bon état d'esprit, mais on est pas là que pour faire la fête. On est les premiers à aimer les artistes, même si c'est des têtes de mule. Et dieu sait qu'on est spécialisés en artistes pas sympas.
Melvins Live @ villette sonique
01:57:30
Tu as des exemples en tête, j'imagine?Cette année, Kozelek, Sun Kil Moon. En 2012, Christopher Owens de Girls, qui était introuvable 10 minutes avant le début du concert et qu'on a finalement retrouvé prostré dans sa chambre d'hotel... Le groupe a d'ailleurs splitté quelques jours plus tard. Sinon, Mike Patton - on avait fait
un duo avec Fennesz une année. Non seulement le concert était une arnaque parce que Fennesz était très bon mais Patton avait pas ouvert la bouche - heureusement on avait rattrapé le coup
avec Nurse with Wound - mais Patton avait été odieux dès son arrivée à Charles de Gaulle. Ceci dit, ça nous empêchera pas de faire Fantomas un jour si on en a l'occasion. Mais c'est un psychopathe. A côté, Mark E. Smith, c'est un amour. D'ailleurs Mark E. Smith est retors, mais pas ingérable. Une année, après qu'on ait fait The Fall à Feedback - et c'était pas génial, parce que son groupe à cette époque là était pas très bon... - on a dû annuler leur venue. L'agent m'avait fait un scandale, d'autant que le groupe avait limite planté les Transmusicales pour nous... Mais non, on a tenu bon. On a planté le groupe qui plante tous les festivals, quoi. Et quand on a rebooké The Fall trois ans plus tard, Mark E. Smith a été archi-adorable. Comme quoi... Y'a des mecs, ils doivent aimer qu'on leur fasse des crasses.
Les Melvins?Ça c'est sûr qu'ils sont particuliers. Et ils ont longtemps refusé de jouer au festival, alors qu'ils jouaient tous les six mois au Glaz'art. Un jour, j'ai enfin découvert pourquoi: l'avantage du Glaz'art, c'est qu'ils peuvent garer leur bus. Je trouve ça super touchant, magnifique, estimable. Par contre, il ne faut pas s'aviser de slammer devant eux. Ils virent tout le monde. L'Amérique dans tout ce qu'elle a de plus rigide et d'insupportable. Les mecs s'en foutent de jouer au foot avec le public. Mais depuis le temps qu'ils sont là, on va pas les contrarier.