Dans les dernières secondes de la bande-annonce de Don't Think I've Forgotten, le documentaire de John Pirozzi auquel la compilation en écoute ci-dessous sert de bande-originale, il y a une note précise que l'on supposerait capable de pulvériser le tympan de n'importe quel auditeur inattentif pris à somnoler nonchalamment dans le flot des YouTube. Cette voix, c'est celle de Ros Sereysothea, gloire cambodgienne des années 60 portée disparue depuis son arrestation par le régime des khmer rouges.
Musiciens arrêtés, exécutés, disques pilonnés, studios démantelés... Les plus familiers des Cambodian Cassette Archives de Sublime Frequencies ou du genre de compilation poussée au cul par les californiens de Dengue Fever savent que cette musique, si elle n'a survécu que de façon fragmentaire, est aussi in fine revenue de tout. Don't think I've forgotten en témoigne et, multipliant les projections dans les festivals, voit également sa bande originale débarquer sous la forme d'un très modeste Bandcamp et d'un cédé à l'ancienne, en attendant un double LP prévu pour cet été.
Sobre, le film évite pour bonne part les écueils du genre. Et résiste, en premier lieu, à la fascination du même : cette tendance que peuvent avoir parfois certains collectionneurs sixties à aller chercher sous d'autres latitudes un simple miroir de leur propre culture sous la forme d'un « garage thaï » ou d'un « prog indonésien » leur renvoyant une image un peu trop complaisante. Capable de regarder son objet en face, le documentaire prend à bras le corps sa part d'histoire, et remonte aux années 50 pour mieux montrer la façon dont, bien avant le rock, le jazz latin et le son afro-cubain ont pu impacter la carrière des chanteurs populaires locaux, comme ce fut le cas d'ailleurs dans une large part de l'Asie du Sud-est.
Couleurs, costumes, danses,… Les archives filmiques, prises en pleine poire, sont proprement hallucinante. La sélection musicale s'avère bien plus complète et mieux documentée que la plupart des anthologies déjà parues, tandis que le travail de recherche, qu'on imagine pourtant immense, s'efface à bon escient derrière les témoignages et la beauté insensée de ces images et musiques d'une légèreté et d'une élégance qui n'en est que plus choquante pour qui connaît la suite.
Fatalement, le film montre ainsi la façon dont une culture en mutation s'est retrouvée prise dans l'engrenage des rapports entre colonialisme politique et impérialisme culturel, sur un champ de bataille idéologique dans lequel une légèreté pourtant constitutive de l'âme de la population n'avait plus sa place. Tous les paradoxes au cœur du drame sont là pour qui veut les voir. Le régime khmer rouge n'a pas seulement tué les artistes incarnant pour lui les valeurs décadentes d'un occident ambigu : il a tué tous les artistes, à 90%, pour la simple et bonne raison que les différentes générations n'étaient pas en rupture, les anciens travaillant avec les jeunes, tous populaires auprès d'une part importante de la population, y compris d'un prolétariat urbain que l'on disait paradoxalement redouté par ces dirigeants communistes.
Factuel, décent, le film contextualise souvent à bon escient, tempérant ses aspects potentiellement idéologiques et ne gommant pas la complexité des événements historiques ou politiques. C'est le cas tout autant concernant le parcours du roi Norodom Sihanouk que le rôle des États-Unis dans la déstabilisation du pays du fait de leurs bombardements sur la frontière vietnamienne, qui précipitèrent cette accession au pouvoir des Khmers rouges dans une zone rurale traumatisée par les B52s.
De tout cela, ces vingt morceaux sont donc rescapés. Une histoire à mettre en parallèle avec un autre documentaire, Le Sommeil d'or, consacré quant à lui aux films disparus du Cambodge. Et qui témoigne lui aussi de la façon dont ce genre d'artefacts, même lorsqu'ils ont disparu, peut continuer de hanter les mémoires de façon bien vivace.
Avis aux Parisiens, le film sera projeté à la Gaité Lyrique le 17 juin prochain dans le cadre du cycle Musiquepointdoc.
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