Malgré son passé confidentiel de bassiste fretless, je me demande encore comment, entre deux tranches de techno-geek, Olivier Lamm a bien pu se laisser convaincre de passer ce papier sur une réédition de jazz-funk. La mood-music la plus suave a beau cartonner ces jours-ci auprès des DJs tokyoïtes, on parle tout de même d'un disque s'ouvrant sur une version de "Take five" intensément improbable, capable de mettre en alerte les adeptes les plus aguerris de films de sabre avec un cocktail de flûte shakuhachi, breaks de batterie, et koto borderline tout droit sorti des enfers.
Fraîchement réédité par les bons soins du label parisien Superfly après avoir longtemps excité les cénacles de diggers spécialisés et fait grimper les côtes en conséquence, le Bamboo de Minoru Muraoka - patronyme familier des amateurs de wa-jazz, accompagnateur entre autres de LA star incontestée de l'enka, Hibari Misora - revient donc titiller nos neurones et torturer nos méninges, incarnation génialement problématique d'une musique fonctionnant à deux niveaux, en oscillation permanente entre le sérieux et la facétie.
Premier niveau : un disque, donc, qui donne envie de ressortir la shuriken qu'on avait achetée en douce au collège. Ou plutôt, la shuriken qu'on aurait rêvé d'acheter en douce alors qu'en fait c'était le copain métisse qui collectionnait Karaté magazine, avait eu le droit de dessiner un dinosaure géant sur le mur du jardin, faisait sauter les sigles en métal des mercos du quartier à coups de tournevis, et dont la mère venue de je ne sais plus quel pays du sourire était une bombe d'une élégance folle qui devait en traumatiser plus d'un pour un nombre conséquent d'années à venir.
Second niveau : une entreprise en réalité parfaitement fascinante de réappropriation locale par la voie des musiques traditionnelles d'un jazz qui, rappelons le, débarqua dans l'archipel auréolé d'un statut paradoxal le liant alors pieds et poings à l'occupant américain. Si bien sûr l'incongruité de l'arrangement de ce disque, ses ornements typiques et son lot de reprises déglinguées des Beatles ou de Bacharach ne peuvent aux premières notes que susciter stupeur et tremblements, il faut se plonger dans une écoute attentive et intégrale pour comprendre que l'entreprise ne relève pas simplement de l'assaisonnement exotique. Que Muraoka et ses acolytes y jouent même sévèrement, réinjectant à l'envi dans les breaks offerts par la structure naturelle du jazz tout ce que la tradition offre de place accordée au Ma : silence, suspension, intervalle. Et que le "Take Five" d'ouverture susmentionné pourrait bien n'être qu'un renvoi d'ascenseur parfaitement volontaire venant mettre en abyme les Jazz impressions of Japan elles-mêmes enregistrées par Dave Brubeck en 1964.
Vous m'aurez compris, ce truc ne possède donc pas seulement le charme des meilleurs reliques VHS des diffusions de Shogun sur feu La Cinq. Poussant le bouchon au-delà du suppositoire, ce grand disque tordu s'érigera sans-doute en outil de torture idéal pour la bonne moitié de notre lectorat allergique à la science du chorus, de la quinte augmentée et des digressions bossa-nova. L'autre moitié, quant à elle, pourrait bien rejoindre le clan des grands malades qui, comme votre serviteur, ne peuvent plus s'en passer.
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