Petite explication en préambule. Quand nous avons commencé à discuter avec Samuel Aubert d'une manière originale de présenter l'édition 2015 des Siestes Electroniques (qui se déroulera à Toulouse du 25 au 28 juin puis à Paris entre le 5 juillet et le 2 août), il nous a proposé deux petits défis: on ne pourrait parler en aucune manière de la programmation de Toulouse puisqu'elle doit rester secrète jusqu'au premier jour du festival, et il avait bien envie qu'on vienne un peu détricoter les jolis couronnes de lauriers que l'équipe du festival s'est tissée au fur et à mesure ces 15 dernières années. On s'est donc exécutés, de manière un peu artificielle et en bonne amitié. On aurait tout autant pu ergoter pendant des heures sur le visuel pas mal intrigant et cho kawaï choisi par les gens du festival cette année, mais quelque chose nous dit que ç'aurait été moins enrichichissant qu'un entretien de fond sur la fonction sociétale d'un festival gratuit et audacieux dans la France de 2015, cette démocratie rongée par l'angoisse de la crise mais paradoxalement incapable de se rendre compte qu'elle est aussi, il faut bien l'avouer, un peu pourrie gâtée par les offres culturelles à foison.
C'est déjà la quatorzième édition des Siestes Electroniques à Toulouse: tu ne trouves pas qu'en quatorze ans vous auriez pu faire quelque chose de plus productif pour les futures générations qu'un festival de musique gratuit ?
Qu'est ce que tu veux que je te réponde sur les nouvelles générations? On aurait sans doute pu se lancer en politique, participer à la COP21, mais j'imagine qu'en bons enfants des années 80, on a préféré faire la fête.
Des enfants des années 80, de l'insouciance et de l'argent qu'on investit dans des choses totalement inutiles comme la culture. Alors qu'il y a des gosses qui crèvent de faim, qu'on ne sait pas quoi faire de tous ces réfugiés et qu'on continue à appauvrir la moitié de la planète pour pouvoir manger des steaks.
Alors ça je t'avoue que j'avais pas prévu.
Tu aurais pu me répondre avec cette phrase qu'on a vu pas mal sur les réseaux sociaux récemment: "Vous trouvez la culture trop chère? Essayez l'ignorance." Alors reommençons au début: qu'est-ce qui vous est passé par la tête quand vous avez décidé il y a quatorze ans de faire un festival de musique gratuite pour le bon peuple toulousain?
Il y a eu une concomitance de plusieurs choses, de diverses inspirations. En premier les raves auxquelles on a pu aller, qui se déroulaient elles aussi dans l'espace public, du moins en plein air. Et qui étaient gratuites.
Elles ne se faisaient pas avec l'argent du contribuable, au moins, les free parties.
Maintenant que tu le dis, on aurait dû faire des raves en fait.
Mais vous aviez peur d'aller en prison.
On est arrivés sur le tard, donc c'est clair que c'était déjà un peu merdique. Mais enfin ça nous a quand même influencés. Et puis après il y a eu ces belles expériences, les premières éditions du Sonar by Day, et Aquaplaning (ancêtre défricheur du Midi Festival qui s'est tenu plusieurs années à Hyères jusqu'à son annulation brutale en 2003, ndr). Aquaplaning surtout. C'était un nouveau format par rapport aux autres festivals où j'avais pu aller, un format plus intimiste où la programmation m'avait particulièrement impressionné. J'y étais allé un peu par hasard sans vraiment savoir à quoi m'attendre. Et je ne me souviens plus de qui jouait parce que j'ai une mémoire de poisson rouge, mais il n'y en avait quasiment pas un seul concert du genre où tu te dis "bon ok je vais boire des bières au bar et puis je vais attendre que ça passe".
On a eu beaucoup de monde tout de suite, mais ce qui nous a surtout terrifiés les premières années, c'était: est-ce que les gens vont écouter ? Parce que la grande difficulté sur du plein air ou tu peux effectivement aller/venir, c'est le mec qui promène son chien qui tombe sur truc qui reste cinq minutes et qui se barre: tu peux pas vraiment le compter comme un spectateur. Mais ce mec là, finalement, il est minoritaire. Il y a une écoute attentive. La meilleure preuve en étant les gens applaudissent entre les morceaux. Ça nous a incités à aller plus loin dans ce qu'on pouvait présenter, et on s'est rendus compte que ça ne réduisait pas le public, qui reste beaucoup plus varié que celui d'un public d'initiés dans une salle à 20h à je ne sais combien d'euros. Oui, même ce public là peut être curieux. Du coup on a regardé les autres programmations gratuites, ce que font les trois quarts des villes par exemple pour le 14 juillet. La question qui se pose, c'est pourquoi est-ce qu'on continue à présenter partout les mêmes cinq artistes français échappées de la Star Ac' alors qu'une programmation plus audacieuse attirerait autant de monde et mettrait une ambiance au moins aussi bonne? S'adresser au plus grand monde n'équivaut pas à "trouver le plus bas dénominateur". Mais pour te dire la vérité, toutes ces histoires de démocratisation culturelles, d'éducation populaire, bref ces belles notions de politiques culturelles publiques m'embêtent un peu. On devrait s'en revendiquer, mais les mots sonnent tellement creux à mes oreilles que je ne sais que te dire. Quand je vois tous les discours du théâtre contemporain et que je mesure l'"effet" sur le réel, je me dis qu'il faut arrêter le bullshit. Nous sommes des saltimbanques, on appartient au monde des loisirs, pas à celui de la pensée. Ça n'est pas honteux. Et ça n'est pas une raison, non plus, pour prendre le public pour un con.
Il y a des concerts gratuits en plein air qui se passent mal. Etienne Blanchot de la Villette Sonique dit souvent qu'il a eu besoin de passer au payant parce que certains concerts nécessitent une qualité d'écoute et d'attention que n'autorise pas le plein air.
Honnêtement, ça ne nous est jamais arrivé aux Siestes. Pourtant il y eu des gros ratés. Par exemple je me souviens de Matthew Friedberger. J'étais super content de l'inviter, ça faisait plusieurs années que je voulais l'avoir aux Siestes parce que je suis fan de The Fiery Furnaces. Et il a fait un truc franchement assez nul. Il a écrit un poème dans la nuit et il l'a lu, avec sa nana qui a appuyé sur "play" sur son laptop à côté. Donc: visuellement, pas grand chose, en terme de dynamiques, pas grand chose, enfin, difficile quoi. Les gens de l'asso étaient furieux. Mais le public est resté, il a applaudi entre les morceaux, même si je suis sûr que 80% s'est dit que c'était du grand n'importe quoi. Personne n'a sifflé.
Tu te souviens du plus gros ratage? On ne parle pas assez souvent de ces moments embarrassants où les deux tiers du public sont sous l'influence d'une pilule quelconque et où un musicien expérimental manque de se faire lyncher.
Je vais pas te mentir, on a notre quota de mecs bourrés mais j'ai pas le souvenir qu'on ai fait intervenir une seule fois le service de sécurité. Je me souviens l'année dernière, pendant le live de Syracuse, un mec torché s'est posé sur le caisson de basse pour danser. Mais au final, il a fait chier personne.
Je te parle du mec qui se met devant, qui gueule, qui fait chier tout le monde, qui fout une tension quoi.
J'imagine que si ça n'arrive pas souvent, c'est parce que je m'autocensure sur la programmation. Au début, surtout, j'essayais de présenter des formes qui étaient plus gentilles qu'elles ne peuvent l'être aujourd'hui. Je me disais, à tort, que même le moins mélomane des membres du public devait arriver à trouver une passerelle avec ce qu'il connaît.
Après il y l'ambiguïté derrière le nom du festival. Est-ce qu'il n'y a pas un contresens sur votre identité quand, sur la fin de la journée, un live ou un DJ set invite clairement les gens à danser?
La finalité aux Siestes n'est clairement pas de faire danser, alors que c'en est une obligatoire quand tu fais un festival nocturne. Historiquement, ce qui a motivé la création du festival, c'est quand même l'IDM des années 90, la musique électronique faite pour être écoutée avant tout. C'est vraiment notre coeur historique. Une sorte d'héritage. Les premières éditions, il y avait une sorte de réflexe qui semblait logique: on commence par des trucs qui font pas danser et on termine par un truc dansant. Et puis un jour, on a programmé un truc qui était dansant au milieu et ça a parfaitement fonctionné. Comme quoi, il ne faut pas hésiter à se faire violence avec les évidences. Sorti ponctuellement de la musique électronique aussi permet le compromis. Tu peux faire intervenir la danse à un moment où elle n'est pas attendue. Pas forcément à la fin de l'après-midi, donc, le moment où c'est le plus évident - d'ailleurs en le disant, je me dis que cette année, j'ai sans doute été feignant dans la construction de mon line-up car je termine systématiquement le samedi et le dimanche par une sucrerie de ce genre. Après, danser n'est pas un crime non plus. C'est même plutôt agréable en plein-air et en journée quand ça vient naturellement.
Au fur et à mesure des années, la programmation a donc beaucoup évolué. La musique électronique ne se taille plus la part du lion. Comme s'il n'y avait plus de différence entre la musique électronique et les autres. Parce que vous suivez une tendance lourde?
Franchement, le mot électronique, ça fait des années qu'on se pose la question de le virer. Parce qu'en terme de wording, toutes les interviews qu'on fait où l'on se retrouve à devoir se justifier sur les proportions de choses électroniques dans la programmation et notre définition de la musique électronique par rapport à la musique en général... On s'en fout en fait ! On s'appellerait "Les Siestes" tout court, ce serait tellement plus simple... D'où l'idée de garder la prog secrète. Tu sais pas ce que tu vas venir voir. Ce sera peut-être électronique. Ça le sera peut-être pas. Ça sera dansant ou ça le sera pas. On s'en fout, au final. Et je pense que notre public s'en fout aussi.
C'est pas un truc de diva ça quand même ?
Peut-être. On verra. Le but, c'est pas le secret. On veut juste vérifier si notre public nous fait confiance.
Dans ce public, il y a ces nerds et les mélomanes qui ont l'habitude d'éplucher les programmes de long en large. Vous avez pensé à eux
Ouais, on s'est un peu fait engueuler. Des mecs nous ont envoyé des e-mails. Mais on a donné des infos à tous ceux qui nous en ont demandé.
Cette programmation secrète, elle t'as permis de te sentir un peu plus libre?
Pas vraiment, parce qu'on a eu l'idée alors que la prog était largement bouclée. Et cette liberté, ça fait des années que je travaille à me la forger.
Sans effets d'annonce, tu te débarrasses quand même des "passages obligés".
Honnêtement, si je veux pas me faire chier, je peux faire la prog des Siestes en deux jours: je fais une petite compilations des tops de fin d'année de décembre bien sentie sur des médias assez cool, je repère ceux qui sont dans mes prix, je spamme tous les agents et je prends ceux qui sont dispos. Et là, comme par magie, je sais aussi quels médias cibler... Donc le fait de ne pas annoncer la prog à partir de cette année va fondamentalement changer notre manière de communiquer. 95% des médias et des lecteurs se foutent des discours de festival. Dans leur tête, c'est l'occasion de parler des artistes qui sont invités. De ce point de vue là, il va vraiment falloir qu'on se pose des questions. Si on tient sur la longueur, ça voudra dire qu'on est plus qu'une sorte de festival chic. Mais il y a quelque chose dans l'air/ J'ai vu que Unsound faisait la même chose. De leur part, c'est encore plus courageux, parce qu'ils ont un public vraiment fidèle, international, très pro.
Ça se passe comment en ce moment avec la mairie de Toulouse?
C'est toujours pareil. Le drame, c'est que Toulouse est gérée comme une petite ville. Une petite ville qui n'a jamais eu besoin de se battre, parce que les trucs viennent à elle. Airbus, c'est l'état qui a décidé de le mettre là. Les habitants arrivent tout seul, les classement de l'Obs la placent tous les ans comme une ville cool à vivre. Du coup il y a une sorte de laisser-aller, un certain laxisme. Fondamentalement tout le monde s'en fout, ça manque un peu de nerfs.
Et à Paris, au Musée du Quai Branly?
Paris c'est différent, parce que c'est une commande d'une institution avant tout. C'est pas du tout la même chose en tous cas en termes d'organisation. Il n'y a pas un seul bénévole, on sait exactement quels sont les objectifs, pourquoi on a fait appel à nous, ce qu'on nous demande. La difficulté qui se pose à nous, c'est qu'il va falloir qu'on se renouvelle. Depuis le début il y a cette ambiguité entre le DJ set et la création... J'aimerais bien qu'on en sorte. L'année dernière,on a testé des trucs où finalement la ré-interprétation des collections sonores du musée se faisaient moins par le biais du sampling mais par la récupération d'idées. Les Cris de Paris c'était ça: c'est un groupe vocal, donc ils ont juste écouté tout un tas de choses. Et comme ils ont l'habitude de travailler avec des partitions, ils se sont fait violence, ils sont passés par l'oralité, ils ont re-chanté entre eux ce qu'ils ont apprécié pour en refaire un répertoire. Cette année, Eric Chenaux travaille un peu de cette manière, disons, impressionniste, pour proposer un truc librement inspiré de ce qu'il a écouté.
Il y a Stephen O'Malley, Aïsha Devi, ancienne Kate Wax qui fait des trucs supers sur Danse Noire... Il y a François and the Atlas Mountains, aussi il y aura toujours du DJ set avec Zaltan, Para One ou Animalsons, qui est l'un des producteurs de Lunatic et Booba.
C'est incroyablement éclectique, comme programmation. C'était nécessaire pour proposer quelque chose d'inattendu malgré le principe de l'événement qui, comme tu le dis bien, commence à se répéter?
Après plusieurs années, je reconnais des automatismes. Les collections du Musée sont très larges, mais je vois régulièrement les mêmes trucs réémerger. Il y a des "tubes", et des réflexes. Par exemple, en France, je sais qu'on est férus de musique éthiopienne. La collection des Ethiopiques n'y est sans doute pas pour rien. Après il y a des trucs qui se retrouvent simplement parce que le titre de l'album est magnifique. Moi-même je sais que la première fois que j'ai fait des recherches, le premier nom d'album qui m'a marqué, c'était "Chants d'amour des pêcheurs de perles au Bahreïn". C'est d'autant plus poétique que c'est inattendu. Sinon Malley et Animalsons viennent d'univers très différents, mais je sais aussi qu'ils s'intéressent tous les deux à la musique indienne. Paradoxalement, il y a donc de grandes chances que leurs propositions se recoupent d'une manière ou d'une autre.
Il n'y aurait pas une tendance au cliché de la part des musiciens, qui ont pour la plupart grandi dans des pays occidentaux?
Il y a quelque chose qui leur échappe. Ce qui m'a frappé dans la plupart des archives qu'on trouve dans les collections du Musée, c'est qu'elle expriment des nécessités largement oubliées dans notre monde, où la musique est désormais associée à de l'entertainment, assimilée à une société de loisir qui propose une profusion de choses esthétiques et de possibilités de voir le monde. Tu as le choix entre aller voir un concert ou aller au cinéma ou au restau. Alors que si tu regardes les listes du Quai Branly, tu trouves des chansons pour des mariages, des enterrements, des passages rituels, des choses qui à l'échelle d'un individu ou d'un groupe social ont une importance vitale. Quand tu passes une semaine à écouter quarante disques de ce type, tu en viens à t'interroger toi sur le rôle social de la musique que tu écoutes. Tu en viens à t'interroger sur ton propre rôle. Et sur la musique que tu as envie de présenter et de promouvoir chez toi.
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de nos cookies afin de vous offrir une meilleure utilisation de ce site Internet.