Plus qu’une semaine. On ne sait pas pour vous, mais entre les murs de l’auguste – et vaste – rédaction de The Drone, c’est ce qui se chuchote activement: vendredi 27 mai, soit dans très exactement sept jours, le festival Villette Sonique sera de retour pour sa sixième édition, jusqu’au 1er juin. Comme d’habitude, la prog (à consulter ici) fait saliver d’avance les amateurs d’innovation musicale, d’autant plus en chien qu’il n’existe par chez nous que très peu d’évènements évoluant dans la même division. Aussi, histoire de titiller un peu plus notre impatience, nous sommes allés taper deux heures de causette avec Etienne Blanchot, ancien de l’équipe historique du Batofar, ex-tête pensante du festival Feedback – ancêtre de la Villette Sonique, qui proposait, comme il l’explique, des “promenades sonores” tendance électroniques dans le parc -, et surtout programmateur du festival depuis ses débuts, en 2006.
Grands moments, déceptions, anecdotes (dont une savoureuse histoire impliquant Bradford Cox et de l’urine…), réflexion globale sur le monde des festivals et l’accueil général que réserve la France aux musiques marginales sont au programme de cette interview fleuve que nous sommes ravis de vous faire partager.
Chaque année, à la Villette Sonique, il y avait plus ou moins un groupe événement, soit parce qu’il se reformait, soit parce qu’il n’avait jamais joué en France, et cette année on a l’impression qu’il n’y en a pas…
Etienne Blanchot: A mon sens, on arrivait un peu au bout des reformations excitantes, ça commençait à devenir un système un peu chiatique… Même si il n’y a rien de plus excitant que pour les gens – et je m’inclus dedans – que le côté « réveil des morts », ça finit par tourner en rond, c’est super chouette de les voir mais ça ne t’emmène pas ailleurs. Alors, effectivement, cette année, on a pris le parti de ne pas aller vers des trucs comme Pulp, par exemple. Je suis content de faire moins de vieux groupes, même si dans le registre culte et inédit, on a Current 93, The Fall qui aura joué deux fois à Paris en 20 ans, ou Glenn Branca, qui n’a pas joué depuis 1988. Mais on est tout de même plus sur des choses ancrées dans une réalité et une actualité artistique que sur le gros plaisir de revoir des groupes comme Jesus Lizard.
La programmation de cette année est quelque part un peu surprenante, presque moins exigeante. Avec Caribou, par exemple, on est peut être un peu moins dans la surprise…
Pour nous, faire enfin des groupes comme Animal Collective ou Caribou, certes il y a une dimension plus classique, mais ça reste des trucs importants, et ça ne nous empêche pas en parallèle de faire aussi OOIOO, Blondes, etc. Caribou, on voulait surtout le faire en plein air, proposer cette évidence là, même si ça fait un moment que ça tourne. Il fait partie du cadeau plein air et il porte aussi un peu le reste.
C’est moins inédit que le Dan Deacon Ensemble, mais la réalité, c’est aussi que si tu te dis que tu veux faire que des choses nouvelles, c’est problématique : il n’y pas tout les ans des trucs nouveaux et percutants. Sur le plein air, on essaye d’avoir des choses un peu singulières, mais il n’y en pas tant de nouvelles chaque année. Mais, j’entends bien ce que tu me dis, la programmation de cette année a un côté assuré, avec des valeurs sûres. Après, on n’a pas tant de place que ça, et le festival ne peut exister que s’il y a une partie payante pour le faire vivre, et ça ne peut se faire que dans la Grande Halle, qu’il faut du coup remplir avec des choses costaudes, or il n’y en a pas tant que ça. Cela dit, Animal Collective ou Caribou, je ne trouve pas que ça soit trop gênant…
C’est quasiment impossible de résumer la ligne musicale de la Villette Sonique…
On a une approche de la musique qui est plurielle. Par exemple, Joanna Newsom, l’an dernier, on voulait la faire depuis longtemps, on avait lancé le truc avant même d’écouter son nouveau disque. Et on s’est retrouvés, le premier jour de la Villette 2010, assis ! C’était blindé, c’était chouette, mais quelque part on ne reconnaissait pas notre festival, un an avant à la même heure on avait Jesus Lizard (rires) ! Ce qui m’a fait plaisir, c’était de me rendre compte que notre public était très content d’avoir un festival qui l’emmenait ailleurs, même si il fallait s’asseoir. Pour nous, ils étaient prêts à le faire (rires). Je préfère quand même quand les gobelets volent, mais ça me ferait chier de faire Les Savy Fav tous les jours, juste pour que les gobelets volent !
Lorsque l’on t’écoute, on n’a presque plus l’impression d’avoir affaire à un programmateur…
Moi je ne suis pas un universitaire, ni un programmateur intello. Si ton boulot se limite à organiser des fêtes de la bière, ça s’appelle aussi programmateur. Notre truc, et on est quand même quelques uns en France à le faire, c’est d’essayer d’ouvrir notre horizon et celui des autres, en faisant partager des coups de cœur récents, tout en faisant revenir des gens qui ne sont plus au cœur de l’actualité, mais qui ont fait de choses importantes, pour que le lien se fasse.
C’est le cas de Glenn Branca cette année. C’est parti d’une vieille envie, et aussi du fait que l’an dernier il a fait un disque dépouillé du coté “symphonie à 200 guitares” qu’il fait depuis 20 ans, plus proche de The Ascencion, quelque chose de très direct. Le truc rigolo, c’est que, lorsqu’on l’a contacté, il avait la réputation d’être fou, de demander des montagnes d’argent, et on s’est rendu compte que c’était lui qui répondait directement, qu’il n’avait même pas de management. Il demande un peu d’argent, mais c’est tout. Et les fans de Branca n’avaient jamais osé l’aborder (rires) ! Il y a un truc qui s’est débloqué avec nous, et maintenant il va revenir jouer en Europe. Ce que je me dis parfois, c’est que, au delà des gens qui assistent au spectacle, quand tu fais revenir un artiste important dans histoire de la musique, dans l’histoire du rock, son nom se remet à circuler. Les disques sont de nouveau écouté, tu marques un temps, et ça ne sert pas qu’aux 500 ou 2.000 personnes qui sont là.
L’avantage de la Villette, c’est que vous n’avez quasiment pas de concurrence en France sur les groupes que vous proposez…
Oui, elle est plutôt internationale. Et puis ça se joue aussi sur les pépètes quand même, vu l’économie de festivals français, y compris le nôtre, du fait de la loi Evin, d’une mentalité vis à vis des partenaires privés, le fossé se creuse vraiment en terme de budget entre la France et les autres pays. Parce que les sponsors qui peuvent vraiment y aller, c’est l’alcool et les clopes, et c’est tricard en France. Et puis, il y une autre donnée : on paye énormément de charges, les artistes sont salariés, il y a une législation très contraignante qui peut aller jusqu’à faire doubler les cachets. Si tu es un festival anglais ou américain et que tu fais une offre à un groupe, tu lui proposes 10.000$, il a 10.000$ dans sa poche. Si tu es un festival français, et que ça passe par un agent français, il se retrouve avec 7.000 ou 6.000$, et il ne comprend pas trop… Du coup, il faut proposer 15.000$ pour être à niveau. Le fossé, il est aussi culturel. Il y a des tonnes de groupes qui sont pointus pour la France qui ont énormément de public ailleurs. Sunn O))) à Londres il joue devant 1.500 personnes, ça te donne une échelle. Du coup, nous, pour pouvoir se les payer, on doit travailler énormément la promo et les réseaux pour aller chercher tous les spectateurs de l’hexagone, on ne peut pas se limiter à la région parisienne.
Du coup, vu le contexte justement, proposer une telle programmation, tu le perçois comme une prise de risque ou une aubaine ?
Quand on a monté ça, il y avait déjà eu des choses de faites, des précédents, mais je constatais, en allant à l’étranger, qu’il y avait un gros potentiel de public sur des groupes qui étaient rapidement estampillés “difficiles”, “bizarres”, et du coup mis de coté par un paysage français qui ne prêchait que par un indie-rock un peu formaté, alors qu’il y a des gens qui n’attendaient que ça : un festival qui parle de musique de manière un peu sexy, tout en le faisant sérieusement, qui pense la musique comme un champ en évolution perpétuelle, avec des racines… Tout un discours que l’on n’entend pas assez en France. J’avais eu un gros choc quand j’ai vu le public espagnol, à Primavera, il y a quelques années, danser sur Deerhoof. C’est évident que c’est un groupe pop, simple et immédiat dans l’émotion, mais chez nous à l’époque ça jouait aux Instants Chavirés ! Donc, on sentait qu’il y avait une demande, mais en même temps ce n’était pas gagné ! Là, notre histoire est installée, mais sur les quatre ou cinq premières années, ce n’était pas évident que l’on continue. Même aujourd’hui, on équilibre toujours de justesse. Le retour en face est là, mais tu ne gagnes qu’une marche à chaque fois, tu n’en montes pas trois d’un coup… Après, on est assez chanceux dans notre truc, il n’y a pas de problème. Franchement, je ne connais pas de programmation, toutes catégories confondues, du truc le plus alterno étudiant fauché militant jusqu’aux Eurockéennes, qui ne morfle pas par rapport à la relation agent/fric, qui est devenu un truc épuisant. Les agents français te rapportent la pression qu’on leur met au dessus. Ca ressemble à l’immobilier, à la Bourse, c’est “time is money” et plus tôt tu vends le truc, plus tôt tu peux en vendre un autre… Globalement c’est très dur en amont, et si tu as réussi à faire un truc pas mal gaulé, que ça se passe bien, là c’est le bonheur. Mais il y a des mois supers durs, et tu peux avoir l’impression de te décérébrer, c’est à ça qu’il faut résister.
A quoi ressemblent les oreilles du programmateur ? Son écoute ?
Tu as plus ou moins de contraintes par rapport au projet que tu fais. Si ton festival est pour 100.000 personnes, il faut que tu trouves la tête d’affiche pour elles. Si ton festival c’est une usine à fric, il te faut les têtes d’affiches qui brassent du fric. Après, des histoires comme la nôtre ou celle des Trans à une autre échelle, se font sur un mode d’économie plus relatif, des économies d’équilibre. L’identité que tu défends, c’est la musique, et donc tu es moins dans la contrainte. Mais tu es tout de même obligé d’avoir des choses qui ramènent un peu de monde, ça ne peut pas être uniquement des nouveautés pures. La vraie problématique, c’est de faire coïncider les coups de cœur que l’on a et ce qui ramène un peu de monde, et du coup la liste n’est pas immense… Après, m’intéressant à plein de musiques différentes, j’ai l’impression que mes goûts me portent, à concerner pas mal de gens. Si je n’étais ancré que dans la noise et l’expérimental, je ne pourrais pas faire ce que je fais. Je viens d’un champ plutôt classique, pop, du coup ma nature fait que ma proposition est plutôt ouverte, tout en étant couillue (rires) ! Les oreilles du programmateur, c’est aussi la frustration. Tu dois faire des choix, passées les têtes d’affiche qui assoient l’histoire, il te reste un espace de création pure, dédié aux nouveaux groupes, qui est plus ou moins important. Ce n’est pas tant de l’autocensure que de réussir à conjugueur le dénominateur commun cool et les découvertes. Après, nous, on n’a pas vocation à gagner de l’argent ou à grossir, on a vocation à durer et à essayer de faire bouger un peu les lignes, les mentalités. Il y a une philosophie qu’il faut tenir, et qui anime et détermine les directions que l’on prend artistiquement. Mais, dans le quotidien, ça reste un truc très pragmatique d’offres financières, de stratégies pour faire venir les artistes, de relations avec les managers… Ca ressemble un peu à ce que font tous les festivals, mais nous on est sur des groupes à part, des groupes qui ne joueront pas souvent en France parce qu’ils sont trop “bizarres”, ou parce que les mecs sont compliqués. On a mis trois ans à faire venir David Tibet ! Souvent, on tombe sur des gens qui ne sont pas dans une logique de tournée, qui font deux dates par an… On est souvent sur des control freaks (rires) !
Tu as eu de mauvaises expériences avec certains sur le festival ?
Mark E. Smith, il est dur (rires) ! Mais, sinon, je n’ai pas trop pour habitude de copiner avec les artistes, et souvent ça se passe hyper bien et ils se révèlent plutôt très gentils. Après, Mike Patton, par exemple, est assez odieux, ce n’est pas une légende ! On s’était aussi embrouillés avec Bradford Cox, parce que le texte de présentation du programme lui avait déplu. Il avait été écrit par un très bon journaliste, qui ne connaissait pas bien l’histoire de Cox et l’avait qualifié de “géant anorexique”, alors qu’il est malade, ce que j’ignorais. J’avais laissé passé le truc, et Cox l’a lu. Je suis allé m’excuser platement, mais il ne voulait pas jouer, sauf si le journaliste en question montait sur scène pour qu’il puisse lui pisser dessus ! Il a fini par y aller, mais après le concert il est resté sur scène 10 minutes avec la page du programme à la main en gueulant (rires) ! Mais bon, j’ai plutôt tendance à aller de l’avant, et en général tout se passe bien.
Est-ce qu’il y a des groupes que tu regrettes de ne pas avoir eu ?
On n’était pas loin d’avoir Odd Future. Ca, sur le moment, ça a été un vrai regret. On avait lancé l’histoire très tôt et ça s’est joué à peu de choses, mais en même temps, le disque de Tyler est gavant (rires). Et j’ai vu plusieurs fois Odd Future depuis, notamment à Austin, et ça a un peu érodé ma motivation. Il y a une dimension de stratégie là-dedans, de package marketé, qui est un peu dure… On voulait aussi faire Bonnie Prince Billy, on a bien failli y arriver, mais il est vraiment très très dur à attraper en festival.
Cette année, on avait réussi à s’en rapprocher, et finalement on s’est retrouvé avec un “non” à faire pleurer tous les agents tout autour (rires).
Au fond, si tu devais identifier le “problème français”, tu le résumerais comment ?
Ce serait très présomptueux de ma part (rires) ! Mais, dans l’idée, le problème, c’est qu’on est bien plus ouverts sur le cinéma, la littérature ou l’art que sur la musique. Ce côté impulsif et en même temps sérieux, ça ne se pratique pas tellement en France, alors qu’on le fait tout le temps dans le cinéma. C’est une histoire culturelle, dans les pubs en Angleterre, ils parlent de foot et de musique, pas tellement de ciné. C’est notre nature, il ne faut pas non plus cracher dessus. Mais on reste un pays à chansons, un pays à textes (rires) ! Là où Internet a fait du bien, c’est que maintenant les gens peuvent aller chercher de la musique tout seuls, ailleurs, ce qui leur a donné un peu d’autonomie, d’horizon. Globalement, les choses ne vont pas plus mal, elles vont même plutôt mieux qu’il y a dix ans, on est loin de l’époque où tu n’avais que les Inrocks ou Rock ‘n Folk. Maintenant, les gens vont voir ce qui se passe dans les festivals dans le monde entier, ils vérifient les line ups, même si ils n’y vont pas, ça devient dur de créer l’événement (rires) !
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