Membre originel de Wolf Eyes avant de céder la place à Mike Connelly en 2005, Aaron Dilloway est l’un des piliers de la scène noise du Michigan, à laquelle il a largement contribué en montant le label Hanson Records, doublé d’un catalogue de distribution en ligne et d’une boutique de disques d’occasion. Des convulsions no wave (Galen, aux côtés du jeune Andrew WK) et punk hardcore (Violent Ramp, qui ne jouait qu’à condition d’installer une rampe de skate sur scène) jusqu’à ses enregistrements solo ou en collaboration avec les pontes de la musique expérimentale (Genesis P-Orridge, Robert Turman, Jason Lescalleet, Kevin Drumm, Prurient), Dilloway est au cœur d’une vaste constellation qui n’en finit pas de s’étendre.
Aussi avenant et modeste dans la vie qu’il s’abandonne sur scène à des spasmes épileptiques et des grimaces de possédé, Dilloway fait partie de ces génies ingénus, réticents à théoriser ou conceptualiser leur démarche. Avec son attirail rudimentaire de magnétophones 8-track, de bandes magnétiques corrodées et de micros enfoncés dans la bouche qui amplifient ses mugissements, Aaron Dilloway triture des climats malsains et obsédants, jusqu’à sortir littéralement de ses gonds. On ne saurait dire s’il s’agit d’un rituel d’exorcisme ou de grand guignol, mais on pénètre bon gré mal gré dans un univers désaxé, où la démence s’instaure insidieusement tant sur le plan physique que psychique, à l’image de ce masque flippant qui orne la pochette du LP Modern Jester, considéré à juste titre comme son chef-d’œuvre.
Quelque part entre performance psychoacoustique et musique concrète dégénérée, dans le sillon de l'artiste et poète sonore Henri Chopin, NON ou Schimpfluch Gruppe, le bruitisme primitif de Dilloway est difficilement qualifiable et c’est en live que l’on mesure la tension qui sommeille dans ses flux et reflux de boucles tortueuses, dont les vaguelettes se transforment graduellement en torrent menaçant. Car quand Dilloway tient les rênes, on ne sait jamais ce qui va arriver, mais on peut être à peu près certain d’assister à la mutation d’un type tout ce qu’il y a de plus courtois en une véritable bête sauvage. On a tapé la discute lors de son passage au fort recommandable Audible Festival à Montreuil en septembre dernier.
Comment décrirais-tu ta musique, sans recourir au mot "noise" ?
Ce que je fais est fondamentalement primitif, à base de manipulation de cassettes et de techniques propres à la musique dub. J’ai toujours utilisé le premier truc low-tech qui me passait sous la main pour faire de la musique, et c’est toujours le cas. Je chope un vieux lecteur de cassettes à moitié bousillé et je vois tout ce que je peux en sortir.
Comment t’es venu l’idée d’une configuration à base de lecteurs à bandes ?
Tout a commencé avec un lecteur-enregistreur de cassette 8-Track (un format populaire aux USA dans les années 1960 à 1980, et qui se présente sous la forme d’une cartouche en plastique renfermant une bande magnétique, NDR) que m’avait refilé un ami. Je n’avais pas la moindre idée qu’il existait un modèle avec la fonction enregistrement, j’étais surexcité à l’idée de l’utiliser ! Je venais parallèlement de choper un Moog Rogue et j’étais obsédé par Invocation of my Demon Brother, le film de Kenneth Anger dont la bande-son a été réalisée par Mick Jagger à l’aide d’un Moog modulaire. J’étais fasciné par toutes ces boucles et ces rythmiques bizarroïdes, mais je n’arrivais pas à les reproduire, car le Moog Rogue s’utilise avant tout comme clavier, il est impossible d’en tirer toutes les sonorités étranges propres à un synthétiseur modulaire. J’ai donc eu l’idée de casser en deux une cassette 8-track pour en extraire les bandes et d’enregistrer par dessus des boucles très courtes de synthétiseur, que je jouais par la suite sur deux lecteurs 8-track. Et quand j’ai commencé à jouer dans Wolf Eyes, j’utilisais simultanément quatre lecteurs 8-track que je mixais ensemble.
Avais-tu connaissance à cette époque des techniques de la musique concrète ?
Pas vraiment non, à ce moment là j’étais surtout branché par la musique industrielle. Le premier disque que j’ai entendu qui faisait état de tapes (bandes) dans le listing d’instruments était un album de The Fall. Je n’avais pas la moindre idée de quoi il s’agissait ! Quelque temps plus tard, j’étais en tournée avec le groupe no wave Scissor Girls et un matin au lendemain d’un concert, Azita - la chanteuse et bassiste du groupe - a mis sur la platine Voice of America de Cabaret Voltaire et c’est la première fois que j’ai pris véritablement conscience de ce qu’étaient des tape loops (boucles de bandes magnétiques). Et j’ai pris une grosse claque ! Avant ça, je croyais que c’était juste une connerie arty, j’étais dans mon trip punk ado et je détestais à peu près tout et tout le monde !
Et comment est venu ce côté performatif très physique et sauvage, avec l’usage de microphones de contact dans la bouche ou en interaction directe avec les objets qui t’entourent ?
Avant de former Wolf Eyes, Twig Harper, Nate Young et moi avions un projet commun qui s’appelait The Beast People et qui était axé sur la voix. C’est comme ça que j’ai commencé à introduire des micros contacts dans ma bouche. C’était plus facile à manipuler, sachant qu’on était le plus souvent en train de ramper durant nos performances.
Mais tu as fini par en faire ton "instrument" de prédilection.
Oui, totalement! A force de faire des tournées avec Wolf Eyes, j’ai appris à contrôler le feedback avec ma bouche. En live, je calais toujours deux micro-contacts de part et d’autre de mes joues, un qui passait par le lecteur de bandes et un dans le multitrack. A la longue, je me suis mis à avoir des espèces d’excroissances qui ont poussé à l’intérieur de mes joues. On aurait dit un écureuil !
Oui, tout se joue chez toi sur la manipulation physique, sur l’incarnation corporelle du son. Sélectionnes-tu au préalable les bandes 8-track que tu vas utiliser ?
Non, je ne me soucie pas trop de ce qui est enregistré au départ sur la bande. En règle générale, je ne fais que la recycler en enregistrant mes propres sons par dessus. Dès la première bande que je mets en boucle, je suis attentif à la manière dont ça sonne et je me soucie peu de la trace de l’enregistrement original. A l’exception de mon premier disque, qui a été entièrement réalisé à partir de boucles d’une cassette 8-track de Neil Diamond ! Ce que j’adore avec ces boucles de 8-track, c’est qu’elles sont rugueuses et imprévisibles, elles changent constamment. La bande magnétique s’érode et se détériore jusqu’à se désagréger. Il y a du grain, du souffle. A l’inverse des boucles digitales, qui ont cette précision froide et rigide. L’autre soir, j’essayais de faire une boucle à partir de sons d’un synthétiseur Serge que j’ai enregistré au GRM. Et je ne sais pas si la tête de lecture a bougé, si c’est lié à la vitesse de lecture ou à la distorsion de la bande magnétique, mais il y a eut ce son de dislocation incroyable. Sauf qu’au bout de quelques secondes, la boucle a complétement changé et je n’ai pu en enregistrer que quelques secondes seulement. C’est la même chose quand je joue, il y a toujours le risque que les boucles se cassent, ou que le lecteur se bloque et foute tout en l’air. Les têtes de lecture des 8-track sont très instables, il s’agit littéralement de quatre voies stéréo. Si l’une d’entre elle se déplace légérement, le son de l’une des voies vient se superposer à l’autre. C’est pour ça que j’adore utiliser ces machines, elles sont tellement imprévisibles qu’elles induisent d’autres directions sonores que celles vers lesquelles je cherche initialement à aller. Tout ce que j’échafaude menace à chaque seconde de s’effondrer, et c’est de ce détraquage que naît progressivement le chaos.
Peux-tu parler de ces enregistrements de terrain réalisés lors de ton séjour au Népal en 2004 ? Cherchais-tu à restituer une "impression psychique" du pays?
Pas vraiment, non. De manière générale, j’aime bien réaliser des enregistrements de terrain, en dehors de tout contexte musical. A vrai dire, Rotting Nepal est un disque un peu spécial, je n’en suis pas vraiment satisfait. Je ne pouvais pas emmener tous mes échos à bandes analogiques là bas, c’est l’un des seuls enregistrements pour lequel j’ai utilisé un effet de delay digital, ce que j’essaie en général d’éviter. J’avais emmené là-bas un lecteur de 8-track, mais j’avais oublié de prendre en plus l’enregistreur. J’étais donc limité en tout et pour tout à mes quatre boucles pré-enregistrées ! Comme je n’avais que ça sous la main, je les ai découpées et recollées dans tous les sens pour faire des boucles différentes. C’était un genre d’exercice de style, de composer avec les limites que m’offrait le matériel. J’ai également beaucoup utilisé les ondes courtes de la radio que je captais sur place. Mais c’est l’une des raisons pour laquelle j’aime bien ce disque malgré tout, parce qu’il fait figure d’exception par rapport à tous mes autres enregistrements, principalement axés sur du feedback électronique.
Procèdes-tu de la même manière en live qu’en studio ?
Non, ce sont deux approches très différentes. Quand j’enregistre en studio, je suis bien plus calme. En concert, je suis extrêmement réceptif à l’atmosphère et à l’énergie qui émanent de la salle et ça devient beaucoup plus… sauvage, comme tu as pu le remarquer ! (rires) Je pense que le volume sonore joue un rôle primordial. Le fait de jouer en live sur une énorme sono crée une toute autre approche du son, beaucoup plus physique. Et c’est d’ailleurs ce qui nous a posé problème à un certain moment avec Wolf Eyes : on composait des morceaux qui étaient conçus pour être joués très forts, or on se retrouvait souvent dans des salles de concert avec une sono minable et ça ne fonctionnait pas du tout. On s’est donc dit qu’il fallait adapter notre live en fonction des conditions de la salle.
Tu es toujours en bons termes avec Wolf Eyes ?
Oh oui, on partage souvent l’affiche et je joue en duo le mois prochain avec Nate Young. Même si c’est resté tendu quelque temps entre nous quand je me suis barré du groupe.
Pourquoi as-tu décidé de quitter le groupe ?
Eh bien, j’avais depuis longtemps l’intention de partir au Népal avec mon épouse, qui devait faire des recherches là-bas pour son travail. C’était juste au moment où on venait d’enregistrer Burned Mind pour Sub Pop et on avait de plus en plus d’offres de concerts en Europe, or je n’ai pas voulu m’engager là-dessus. Ça a dû être frustrant pour eux. Mais rétrospectivement, je pense que j’ai fait le bon choix. Et je pense qu’ils ont pris une bonne décision en engageant Mike Connelly après moi, tout comme Crazy Jim, leur guitariste actuel. Même si entre les deux, j’étais presque tenté de rejouer avec eux...
Si ce n’est que ça a complétement modifié l’approche sonore du groupe. Très dure et bruitiste avec Mike, beaucoup plus bluesy et psyché avec Jim.
Oui, ils explorent davantage leur facette stonehead !
Est-ce que les tournées solo sont aussi épuisantes pour toi que celles avec Wolf Eyes?
La différence majeure, c’est que je ne joue pas tous les soirs. Avec Wolf Eyes, on faisait des tournées très longues, sans aucun répit. Et à peine j’avais le temps de me poser quelques jours chez moi et de revenir à une certaine routine, que c’était déjà le moment de repartir. Je voulais avoir plus de temps pour moi, bosser davantage sur mes propres trucs. Je préfère la manière dont je fonctionne maintenant, avoir seulement deux ou trois dates étalées l’espace d’un long week-end.
Et tu n’as pas envie de jouer à nouveau dans un groupe ?
Oh si, ce serait cool ! C’est juste que je n’ai plus vraiment le temps de m’y consacrer. Ces dernières années, j’ai joué de la guitare dans un ou deux groupes, juste pour le fun. J’ai monté un groupe avec Robert Turman qui faisait uniquement des reprises de Link Wray! (rires) On jouait seulement dans des fêtes, après 2 heures du matin, on foutait un bordel pas possible. Mais c’est vrai que je n’ai pas vraiment rejoué en groupe depuis.
Tu as aussi collaboré avec Genesis P-Orridge, plus récemment.
Oui, on a joué quatre fois ensemble. Deux de ces live ont été enregistrés. C’est un ami commun, Ryan Martin, qui nous a encouragé à jouer en duo. Je l’ai rencontré quand je jouais encore dans Wolf Eyes et qu’on avait fait la première partie de Psychic TV. Gen m’avait branché sur le Népal, car il y a passé beaucoup de temps et ça a tout de suite créé une connection entre nous. Notre collaboration est entièrement basée sur nos field recordings respectifs du Népal. On a fait quatre concerts et au fur et à mesure, le Népal passe au second plan et on glisse de plus en plus d’éléments extérieurs.
Vous répétez ensemble ?
Non, jamais ! On se consulte juste pour se faire écouter une partie du matériau sonore qu’on compte utiliser. C’est très ouvert et libre, et le courant passe bien entre nous. J’espère qu’on aura la possibilité l’hiver prochain de s’enfermer en studio à New York pour enregistrer quelque chose ensemble.
Jason Lescalleet compte aussi parmi tes collaborateurs. Vous bossez ensemble en studio ?
Non, c’est très différent. Je lui envoie des fichiers par internet qu’il manipule après coup, c’est un système qui marche bien entre nous. Tu sais, j’enregistre énormément de musique avec des synthétiseurs, mais je ne la sors jamais. A part quelques trucs sous le nom Spine Scavenger. C’est juste que j’ai désormais tendance à l’incorporer dans la musique que je fais sous mon propre nom.
Et avec Robert Turman (co-fondateur de NON avec Boyd Rice, NDR) ?
Il habite à côté de chez moi, c’est comme ça qu’on s’est rencontrés. Le disque qu’on a enregistré ensemble était une session un peu bizarre, j’avais mis de côté la plupart de mon matos et je me suis juste pointé chez lui avec un synthétiseur. J’ai squatté chez lui pendant deux jours, c’était en plein hiver et il y avait une grosse tempête de neige qui nous empêchait de sortir. On s’est juste dit: "Tu fais ton truc, je fais le mien, et on voit ce qui se passe". Cette fois-ci, c’était une décision délibérée de ne pas utiliser de bandes et de se focaliser entièrement sur les synthétiseurs.
Sans vouloir faire le gear freak, de quels types de synthétiseurs s’agissait-il ?
Des synthétiseurs modulaires de la marque Dotcom, des copies de Moog en gros. J’utilisais aussi un Yamaha CS-5.
Pourquoi ne joues-tu jamais live avec des synthés ?
Je commence à me dire que je pourrais peut-être tenter le coup un de ces quatre. J’ai parfois l’impression que je suis allé au maximum de mes possibilités avec ma voix et que je ne pourrai pas aller plus loin. En revanche, je ne me lasserai jamais des boucles analogiques, même si certains de mes projets sous d’autres noms en sont dépourvus. Sur l’album Modern Jester, c’est la première fois que j’ai amorcé une combinaison de bandes et de synthétiseurs.
C’est un disque démentiel, l’un de tes plus aboutis, je trouve.
Merci ! J’en suis aussi très content et ce sera dur de faire un autre disque de cet acabit. Ca fait quatre ans que je planche sur un nouvel album, qui sera une sorte de montage des expériences sonores que je fais dans mon home studio.
Il fut un temps où la scène noise du Michigan était extrêmement prolifique. Le moindre enregistrement sortait en cassette sur Chondritic, Hanson ou American Tapes.
Oui, on a toujours envisagé ces cassettes ou ces CD-R comme des carnets de croquis. Ca nous permettait d’expérimenter certaines idées de manière brute et de les sortir in extenso, avec un minimum d’editing, tandis que les LP étaient davantage conçus comme un condensé de tous ces enregistrements.
As-tu déja joué sur un dispositif sonore spatialisé? Comme les acousmoniums spécialement conçus pour les concerts de musique concrète ?
Non, jamais. Ce n’est pas que ça ne m’intéresse pas, mais… Il faudrait que je me rôde pendant un bon moment avant de pouvoir présenter quoique ce soit d’intéressant devant un public. Et je n’en ai pas vraiment la possibilité chez moi. Je préférerais encore jouer en mono ! A vrai dire, la stéréo me suffit amplement, j’adore ce son qui vient de part et d’autre. Je suppose que le système spatialisé présente un intérêt pour certains types de musiques, comme les pièces de Morton Subotnick par exemple. Mais la plupart du temps, je trouve que ça n‘apporte pas grand chose. Il y a un côté gadget, c’est juste pour le plaisir d’entendre un son venir de derrière toi ! (rires) Je n’ai que deux oreilles et mon cerveau est essentiellement réceptif à la stéréo.
Tu te métamorphoses littéralement quand tu joues, au point de te défigurer. C’est quelque chose dont tu es conscient ?
Ce n’est pas vraiment délibéré, mais évidemment, j’en prends conscience quand je me vois sur des vidéos de concerts. C’est quelque chose de bizarre que je ne comprends pas moi-même. C’est vraiment difficile d’expliquer ce qui se passe dans ma tête à ce moment là. Mais j’ai conscience de décupler un certain degré d’absurdité ! (rires) C’est comme si j’étais dans un drôle de labyrinthe dont j’essaierais de sortir, avec plein de directions possibles sans trop savoir vers laquelle me diriger. Je ne m’assieds jamais en sachant exactement à l’avance ce que je vais faire. Ca dépend de la sono, de l’énergie du public… Et c’est souvent la lutte pour parvenir là où j’essaie d’arriver. C’est comme si je prenais un mauvais chemin et que je butais sur un mur en me disant: "Bordel, pourquoi je suis passé par là !" Je sais que je suis à la recherche de quelque chose, mais je suis incapable de définir de quoi il s’agit.
Tu te sens comment après un live ?
Détendu. Un peu comme après avoir joué au football. (rires)
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