Il est un peu plus de 2h du matin, je suis au balcon de la salle de projection d'un cinéma désaffecté du centre de Riga et le trio dub shoegaze King Midas Sound vient de quitter la scène pour laisser Vatican Shadow lancer son live de techno ultra-violente et paranoïaque. A mes pieds la fosse grouille d'une foule compacte et hétérogéne, composée de jeunes gens en bombers, de quinquas aisés en veste de velours et de trentenaires en guoguette.
Cette scène à mi-chemin entre l'ambiance sauvage d'une rave et l'atmosphère ouatée d'un vernissage d'art contemporain se déroulait à l'édition 2016 de Skanu Mežs, festival organisé depuis 2003 par Rihards T. Endriksons et Viestarts Gailitis. Leur ambition est d'ouvrir leur porte à la scène expérimentale dans toute sa richesse et sa diversité, de la musique concrète au jazz et de l'electronica à la pop. Skanu Mežs (forêt de sons en français) est indissociable de la plateforme SHAPE qui réunit 16 festivals et centres d'art à travers l'Europe. Leur ligne directrice : programmer des artistes sans se soucier de leurs différences d'âge, de popularité ou de genre mais en se basant sur leur créativité et leur sous-représentation dans le circuit médiatique et live européen. En résumé, et pour reprendre le terme mis en avant par l'équipe, Skanu Mežs veut être le festival de la "musique aventureuse".
Retour au balcon, d'où j’observe Vatican Shadow (aka Dominick Fernow, le patron d'Hospital Productions) faire progressivement monter le BPM sur fond d’images d’armes, de versets de l'Ancien Testament et de carlingue d’avion pendant que la fosse chancelle à mi-chemin entre le pogo et l'émeute. Assis à ma gauche, un quinquagénaire à barbe et lunettes à monture d’écaille observe le musicien avec le flegme d'un prof d'université ; à ma droite une trentenaire BCBG oscille de la tête avec un sourire qui s'élargit au fur et à mesure que le producteur pousse la violence de son set ; campées en rang serré derrière moi, trois toutes jeunes filles en serre-têtes et jupes plissées suivent le spectacle avec autant d’attention que des élèves appliqués en cours d’histoire-géographie. J'aperçois Kevin Martin de King Midas Sound, posté à un coin de la scène, en train d'observer alternativement le live de Fernow et l'audience qui lui fait face, une lueur incrédule et amusée dans le regard. Je sais que la même pensée traverse nos esprits : le public de l’ex-République Soviétique de Lettonie ne ressemble définitivement à aucun autre.
C’est sur Barona Iela, un immense boulevard à l’architecture post-soviet du centre de Riga que se trouve l’ancien cinéma où se tient cette édition du festival. A partir de 20h une foule variée, très majoritairement locale, composée à parts égales de bourgeois, de branchés, de goths, de ravers et d'intellos fait sagement la queue en attendant l’ouverture des portes. Lorsqu’on les interroge sur l’éclectisme de leur public, Rihards T. Endriksons et Viestarts Gailitis répondent en évoquant la diversité de leur programmation et la soif inextinguible des lettons pour la nouveauté et la sophistication. Et effectivement, du free jazz poussé dans ses derniers retranchements de Charles Gayle au dark ambient bruitiste de Klara Lewis en passant par le récital aride du porte-drapeau de la new complexity Michael Finissy, la remise en question est la règle et le grand écart permanent. Seule constante : l’enthousiasme du public, aussi prompt à exulter après un solo de batterie déconstruit de Black Spiritual qu’à tenter des pas de danse sur les improvisations percussion jazz et synthétiseur analogique de Thomas Lehn et Roger Turner.
"Partir chasser ou escalader un putain de rocher est une forme de divertissement exactement au même titre que de regarder la télé affalé dans son sofa" m’explique Rihards après le festival, "et dans notre programmation il y a des genres musicaux qui se rapproche plus de l’une ou l’autre de ses activités. Ce ne sera totalement confortable ni pour le chasseur ni pour l'amateur de télé, mais on tient à ce que les fans de chaque genre soient exposés aux goûts des autres et que tout le monde soit assez ouvert d'esprit pour en sortir enrichi."
A la fin de la première nuit, pendant que je remonte Barona Iena, désert à part quelques groupes de locaux bien attaqués qui sortent des Disko Klubs du quartier, un constat s’impose : le public letton a adopté le leitmotiv de son cousin de Copenghague Loke Rahbek, "Love Means Taking Action" – et l’amour de la musique peut être plus que les autres, à mille lieux de la morgue blasée des nerds et des clubbers des capitales de l’Europe de l’Ouest. Attitude très bien résumée par le poète et chanteur de Killing Sound Chester Giles, croisé en train de fumer une clope sur le trottoir, transi d'enthousiasme après le passage du duo guitare-batterie Black Spiritual : "je n’avais aucune idée d’où ils allaient partir mec, je pensais qu’ils allaient balancer d’énormes riffs funks mais leurs espèces de larsens géants étaient bien plus puissants que ça." Comme lui, le public du festival privilégie les chemins de traverse à la ligne droite et ne recule pas devant les propositions bruitistes, ambitieuses, déconstruites ou violentes que feront les artistes invités à cette édition du festival. Au contraire, la musique la plus radicale suscite souvent plus d'adhésion que les schémas pop ou techno plus balisés.
Du balcon, d’où durant les deux nuits je regarde autant la foule que la scène, j’ai vu en vrac (et sans aucun souci d’exhaustivité ou de chronologie), la toute jeune Klara Lewis dérouler avec une facilité déconcertante une heure de son ambient dark et graphique tout en nappes plombées et en field-recording ; le live narcotique de King Midas Sound, structuré autour d’une question-réponse entre les machines de Kevin Parker et la guitare de Fennesz, placés chacun à une extrémité de la scène pendant que les vocalistes Roger Robin et Kiki Hitomi apparaissent sporadiquement dans un hallo de fumée rouge ; la techno chemise noire ultra-violente de Vatican Shadow qui fait courir un frisson d'énergie et de malaise dans la salle grâce à (ou à cause de) son imagerie militaire et morbide ; le free jazz hyper kinétique du saxophoniste Charlie Gayle accompagné par Roger Turner et John Edwards ; la quasi crise d’épilepsie d’une jeune fille au premier rang quand Zebra Katz lui roule une pelle avant de lancer "Ima Read" à une foule acquise à sa cause qui scande les couplets avec lui ; les quatre membres de Killing Sound envoyant leurs beats hardware dépouillés depuis la fosse et enjoignant le public à sniffer de la colle – mention spéciale pour leur relecture post-apocalyptique de "Nightclubbing" d’Iggy Pop ; la minimal wave classe et romantique de Tropic Of Cancer ; le set dub techno de M.E.S.H. qui tourne définitivement le dos à la dance fonctionnelle pour explorer des horizons à mi-chemin entre l’electronica de science-fiction et la musique de film ; les larsens post-hendrixiens de Black Spiritual ; le récital concret de Michael Finissy qui, seul au piano, déconstruit couche par couche des negro-spirituals, de la musique folklorique anglaise, un classique de George Gershwin et des pièces de musique concrète scandinave.
Bien que la scène locale ait peu été représentée pendant les deux nuits de Skanu Mežs, on sent à Riga une liberté, un enthousiasme et une curiosité qu'on retrouve dans peu d'autres villes européennes. Interrogés sur cet état d’esprit à la fois ouvert et exigeant, Viestarts et Rihards parlent tous deux de la renaissance artistique du pays après 40 ans d’occupation soviétique : "D’une façon super positive, c’est peut-être que l’on a encore faim de ce genre de choses, qu’on ressent aujourd'hui encore l'onde de choc qu’a connu l’Ouest en découvrant la musique de Boulez et de Stockhausen. Un de nos motifs d’espoir pour la suite ce sont les connections entre les gens de la scène académique et ceux de la scène expérimentale underground qui se font de plus en plus à Riga."
Futur des festivals, renouveau de la musique expé, refonte de la musique de club, Il est difficile d'imaginer la tournure que vont prendre les choses pour toutes ces scènes de l'Est dont on entend de plus en plus parler. Et quelque part on a l'impression que les musiciens, les programmateurs et les activistes de l'Est n'ont pas d'autres ambitions que de faire la meilleure musique et les évènements les plus aboutis et cohérents possible, très loin des considérations de journaliste sur un hypothétique renouveau de la scène électro, un glissement vers l'est de la scène berlinoise ou un éventuel duel Prague / Budapest. Sur le chemin du retour, je repense à ce que m’a dit Viestarts de la scène qui se développe à Madona, une ville minuscule du nord-est de la Lettonie où les gens jouent "de l’electronic lo-fi sur des beats trash vibrants". La carte des scènes alternatives de la Baltique reste à établir, et il n'est pas impossible qu'elle soit aussi riche en agitateurs cintrés et en esthétes expérimentaux que celle de son voisin scandinave.
Vous pouvez retrouver plus d'infos sur Skanu Mezs sur le site web du festival.
Credit photos : ©Alise Stefanovi, ©Arnis Kalniņš
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