Quand Fantasma est sorti en 1997, le monde était très différent. Les gens qui écoutaient du rap n'écoutaient pas de l'indie rock. Les gens qui écoutaient de l'indie rock n'écoutaient pas de la techno. Les gens qui écoutaient de la techno n'écoutaient pas du black metal. Les gens qui écoutaient du black metal n'écoutaient pas du death metal. Presque personne, surtout, n'écoutait de la pop music en provenance du Japon - à l'exception des grands albums "sono mondiale" de Ryūichi Sakamoto, enregistrés avec la crème des requins de studios internationaux entre New York, Rio et Tōkyō.
Fantasma est l'album qui a tout changé et c'est peu de dire que c'est un disque qui a fait des pieds et des mains pour nous arriver. Produit d'appel du Shibuya-kei, lame de fond postmoderne en diable née de diverses obsessions des nerd rockers lettrés des quartiers tokyoïtes branchés de Shibuya et Daikanyama pour Bach, Screamadelica de Primal Scream, la bossa nova ou Françoise Hardy, Fantasma était ultra-nippon dans ses rouages et sa sophistication, chanté en japonais à 95% mais un Cheval de Troie idéal pour que l'Occident paternaliste reconnaisse enfin un intérêt à une expression pop qu'il jugeait jusque-là au choix juvénile, incompréhensible ou attendrissante dans ses tentatives de copier au-dessus de l'épaule de ses voisins anglais ou américain. (Trois ans plus tôt, l'Amérique alternative avait découvert les richesses infinies du hardcore psychédélique de Boredoms lorsque le groupe avait été invité par Sonic Youth à jouer au grand raout indé Lollapalooza, mais c'est une autre histoire).
Edité en Europe et aux Etats-Unis par Matador en 1998, quelque mois après que le label new-yorkais ait initié l'Occident à l'art futuristo-rétro de Pizzicato Five avec Happy End Of The World, le quatrième album solo de Keigo Oyamada dix ans après les débuts du duo dream pop Flipper's Guitar est celui qui l'a consacré superstar dans son pays et l'a intronisé en cousin nippon de Beck dans le reste du monde (rappelons qu'en 1997, Beck Hansen était le savant fou d'Odelay, pas ce triste jet setter scientologue à la mine de cire qui collabore avec Sia ou Charlotte Gainsbourg).
De manière plus cruciale encore, Fantasma faisait la jonction indolore entre la plupart des courants musicaux les plus excitants du moment : indie pop polyphonique, indie pop innocente à la Pastels, rock noir à la Spacemen 3, electronica, trip-hop de Bristol, French Touch, pop expérimentale à la High Llamas / Stereolab, hip-hop grand angle à la Beastie Boys, tropicalisme, soft rock, jungle, hardcore, grunge, shoegaze... Ou comme on pouvait lire sous la borne d'écoute de l'album à la Fnac du boulevard des Italiens où l'auteur de cet article l'a acheté la semaine de sa sortie : "la rencontre incroyable entre Aphex Twin et les Beach Boys".
Outre ses mélodies, ses références musicales érudites et très occidentalo-centrées (de Count Five à The Clash en passant par Microdisney) et ses inventions sonores - en binaural! - en pagaille, ce qui a permis à Fantasma de traverser les frontières est sans doute l'évidence de ses mélanges et de son propos, universel et oecuménique.
Comme Sgt. Peppers et les grands albums du psychédélisme britannique qui lui ont succédé (S.F. Sorrow des Pretty Things, Ogdens' Nut Gone Flake des Small Faces), Fantasma est un concept-album bourré de grandes chansons conçu pour être écouter en entier, dans la continuité (comme Oyamada l'expliquait lui-même en 1997: “Fantasma est le genre d'album qui n'a qu'une entrée et qu'une sortie. On ne peut pas commencer à l'écouter par le milieu.").
Mais son concept n'est ni le futur de l'humanité, ni la crise existentielle de la jeunesse japonaise au lendemain de l'explosion de la bulle économique. Comme l'explique brillamment David S. Marx, grand spécialiste du Shibuya-kei qui en conte les mille et une histoires sur son site Neojaponisme, Fantasma est un concept-album sur la musique elle-même, sur les monts et merveilles que ses grands inventeurs ont élucubré à travers les âges pour la faire avancer vers l'inconnu et, à travers elle, nous élever nous enivrer, nous accompagner, nous définir et nous sublimer.
A l'inverse des albums précédents de Cornelius, des albums sampladéliques de Beck et des références du label Grand Royal des Beastie Boys auxquels on l'a beaucoup comparé à l'époque, Fantasma ne se tient ainsi pas par l'ingéniosité de ses collages et le vertige de références qu'il charrie en pagaille mais par la fabuleuse force centrifuge qui assimile ses fragments en un grand tout pop qui dépasse largement son contexte d'émergence - le Tōkyō passionné de la fin des années 90, avec ses coffee shops indépendants, ses disquaires pantagruéliques et ses avant-gardes par milliers. Si Fantasma a initié pour beaucoup la passion des mélomanes pour toute une scène - des albums de Kahimi Karie avec Momus à Hi-Posi en passant par Fantastic Plastic Machine ou Tomoki Kanda, le Shibuya-kei fut généreux en prodiges - et si Cornelius lui-même a publié quelques autres chefs d'oeuvres depuis, il reste totalement unique en son genre, et absolument inégalé.
C'est pour toutes ces raisons qu'on a toujours autant de bonheur et de fascination à l'écouter vingt ans après. C'est pour ces raisons et quelques autres supplémentaires qu'on se réjouit que le label américain Lefse Records ait la bonne idée de le rééditer en version remasterisée et double LP épais le 10 juin prochain, un tout petit peu moins de 20 ans après sa sortie originale. Parce qu'on a beau l'avoir en trois éditions différentes à la maison, on est impatients de découvrir ce que la génération biberonnée aux albums byzantins de Kanye West et à la vaporwave va bien pouvoir en penser.
Ceux qui nous lisent depuis les Etats-Unis ou qui auraient prévu d'aller y faire un tour bientôt seront peut-être intéressés de savoir que Cornelius sera en tournée américaine au mois d'août et qu'il interprétera Fantasma dans son intégralité au festival Eaux Claires curaté par Justin Vernon de Bon Iver.
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