Quand les Boredoms ont débarqué en Occident à la fin des années 80 avec Soul Discharge, ils n'étaient pour ainsi dire "rien de plus" qu'une étrangeté extrême-orientale parmi la lame de fond très étrange - Bongwater, Butthole Surfers, Pussy Galore - qui submergeait le rock alternatif américain. Adoubés et passionnément soutenus par Steve Albini, Thurston Moore de Sonic Youth et John Zorn, japanophile aguerri et fan de longue date de noise du Kansaï qui a invité son leader Eye à rejoindre son groupe Naked City dès 1988, les Boredoms agitaient sérieusement le cocotier du hardcore et du rock expérimental avec leur amour des ruptures hirsutes, leurs bruits de bouche et leur éclectisme impénétrable, mais ne proposaient rien d'intolérable au point de faire fuire les foules de kids en hoodie orange.
Ainsi les bornes Pop Tatari (1992) et Chocolate Synthesizer (1994) ont beau rester dans les mémoires comme deux albums parmi les plus étranges à avoir été édités sur une major américaine (en l'occurrence Reprise / Warner Bros.), leur tournée avec Nirvana et leur participation historique au festival itinérant Lollapalooza de 1994 auraient pu faire d'eux des stars de l'indie, de l'envergure des futures moutures de Sonic Youth ou Flaming Lips...
C'était sans compter sur la radicalité viscérale au coeur du collectif et de la quête d'absolu en germe dans ses vignettes de hardcore dadaïste. A partir de 1994 et sous l'influence déterminante de Eye, les Boredoms ont quitté l'étrange et le biscornu pour un psychédélisme terminal et sublime, et sont passés du rang de curiosité extrême du rock alternatif pour devenir le groupe de transe ultime des années 90-2000 (et plus, si affinités).
C'est de ces Boredoms là, absolument majeurs et jupitériens, dont on aimerait vous parler aujourd'hui, à travers un survol des deuxièmes et troisième volets de leur carrière unique dans sa trajectoire et des formes de plus en plus originales que leur musique a revêtu au fur et mesure des années. Toujours plus proches du cosmos et de l'astre Aton dont Eye n'a cessé d'invoquer les forces éternelles dans ses hululements anagogiques, les Boredoms ont poussé leur culte jusqu'à changer un temps leur nom en "V∞redoms", soit un vortex bouclé sur lui-même, autonome, qui contient sa propre infinitude.
Samedi soir, à la Villette Sonique, le groupe se produira en trio, avec Eye et les fidèles Yoshimi et Yojiro Tatekawa, au sein d'un dispositif inédit de tiges metalliques résonantes, barda multimédia et double batterie. On va tâcher de vous expliquer pourquoi il ne faut sous aucun prétexte rater ça.
Super Roots 3 : Hard Trance Away (Karaoke of Cosmos) (Warner Music Japan, 1994)
Pour résumer l'histoire très schématiquement, on avancera que c'est avec ce mini-album que les Boredoms ont plongé dans le vide cosmique, sans prévenir personne, pas même le cénacle de leurs suiveurs les plus dévoués. La formule est simplissime : un riff de hardcore élementaire façon Bad Brains, agrémenté de relances percussives métronomiques et de quelques variations mélodiques rudimentaires et joué non-stop sans la moindre relâche d'intensité pendant 33 minutes et 32 secondes (le chiffre n'est évidemment pas choisi au hasard).
La voix de Eye, qui s'impose pour la première fois en Maître de rituel, ne se fait entendre que deux fois : au tout début, pour lancer les hostilités, puis à la trentième minute, pour instaurer deux minutes de silence religieux. Et l'auditeur, sous le choc, est forcé de se demander jusqu'à quel point cette explosion formelle a été préparée scrupuleusement après étude des enseignements des maîtres de la dilatation temporelle comme Steve Reich, Can ou Pandit Pran Nath ou conçue sur le tas par un groupe de hardcore sous l'influence d'une bolée d'ayahuasca. Quoi qu'il en soit, l'un des plus grands disques de hardcore psychédélique (le seul?) de tous les temps. (O.L.)
Boredoms - Super Roots 3 [Hard Trance Away (Karaoke of Cosmos)]
33:32
Super æ (Warner Japan / Birdman, 1997)Qu’est-ce que l’ennui (les ennuis même,
boredoms) provoque, sinon le bruit pour le faire exploser, ou l’exploration des infinies possibilités qu’offre le réel et la matière sonore, les cordes d’une guitare, les cordes vocales, la bande d’une cassette, la peau d’une (deux) grosse(s) caisse(s) ?
C’est la question que semble poser
Super æ, disque pivot dans la carrière du groupe, pivotant donc de la japanoise atonale et rageuse des premières années à l’euphorie des structures, des mélodies et des textures, qu’elles soient organiques, électriques, électroniques, en une forme presque pop, c’est-à- dire visant la synthèse de toutes les formes, dans un geste super-contemporain, c’est-à- dire excédant l’époque, annonçant la suivante. "
Super" aussi, car excessif, intensifiant les durées et les dbs, outrepassant les normes et les formes (pop, rock, electronica), comme une tentative d’épuisement (dans tous les sens du terme), ou comme un ancêtre hilare de l’accélérationnisme.
Super æ est donc un trip mystique et assez mégalo pour porter en son titre même le nom de son principal créateur, Eye, EYE, EYヨ : soit le symbole phonétique æ, graphe ligaturé, palindromique, curieux 69 réflexif, qui se prononce comme l’« eye » anglais, ou l’œil dans la pyramide sur la pochette du disque (coucou les illuminés).
Eye aurait statué que la prononciation correcte de ce « æ » serait « ah » ou « ugh », mais le disque (et toute la carrière du groupe) contient assez de chausse-trapes et de bonnes blagues (à commencer par les presque 7 minutes introductives de riffs de guitares doom saturées, jouées sur cassette et triturées en appuyant sur les touches "avance rapide" et "retour rapide" d’un magnétophone), pour qu’on ne s’y fie pas, ou trop. Car si le groupe s’aventure ici joyeusement vers les conventions, en krautrock électronicisé ("Super Going"), blues psychédélique hystérisé ("Super Are You"), freak-folk tribalisé ("Super Shine"), ou
church-music complétement païenne, convoquant Can, Faust, Gong, Beefheart, le Velvet de Lou Reed ou le Lou Reed de
Metal Music Machine, c’est toujours dans une outrance cartoonesque, un dépassement iconoclaste, une joyeuse démesure, et avec une virtuosité paradoxalement dionysiaque. Une leçon de
harsh joy.
(W.P)
Boredoms - Super æ (Full Album)
01:08:36
Super Roots 7 (Warner Japan, 1998)
Très vite après Super æ, les Boredoms nouveaux creusent un peu plus profondément le sillon krautrock avec le septième EP de leur série-laboratoire Super Roots. Composé d’un morceau central de plus de vingt minutes, "7→ (Boriginal)", encadré par deux remixes, "7~ (Ewe Remix)" et "7+ (Eye Remix)", comme la porte d’une cité hermétiste, ce nouvel EP développe (accélère) le battement motorik de Can ou Neu!, transformant une interprétation libre du Where Were You des punks anglais Mekons en un monstrueux véhicule de transe cosmique, moins autoroutier qu’icarien, décollant littéralement de l’autobahn à coups d’accélérations de tempi, d’accélérations de la vitesse de défilement de la bande, ou passant le tout à la moulinette d’un flanger stéréoscopique.
Les deux remixes, plus courts, plus doux, « anticlimatiques » témoignent de l’intérêt grandissant porté par Eye au sound-design et à la musique électronique (qui trouvera son point d’orgue en 2001 avec Rebore, vol. 0, compilation de sept remixes des Boredoms par Eye, chacun des remixes portant le titre 7 multiplié par le n° de sa piste : 1 : 7 ; 2 : 77 ; 3 : 777 ; 4 : 7777… jusqu’à 7 : 7777777). Introduisant les marottes numérologiques des Boredoms, ce Super Roots 7 est aussi un petit sommet d’art numérique sonore, brillant, scintillant, enflammé. (W.P.)
Boredoms - 7→(Boriginal)
20:56
Vision Creation Newsun (Warner Japan/Birdman, 1999)Quelle meilleure manière de dire adieu au XXe siècle et d'accueillir le XXIe qu'en organisant sur
disque (solaire)
la plus grande cérémonie de célébration de l'astre solaire de l'histoire de la pop music ? Abandonnant pour de bon les survivances hardcore et les coulées de lave de
Super æ,
Vision Creation Newsun multiplie les pistes (de percussions), les feux d'artifices électroniques et les timbres pour accoucher d'un nouveau psychédélisme et d'un nouveau son ("
vision, creation, new sound", semblent chanter Eye et Yoshimi en boucle sur l'ouverture "◯") aptes à propulser le rock dans une nouvelle ère. Seize ans plus tard, l'album n'a pas pris une ride et a rejoint le
Live/Dead du Grateful Dead,
Tago Mago de Can ou
A Rainbow In Curved Air de Terry Riley au firmament des plus grands albums psychédéliques de tous les temps. A faire écouter le plus fort possible au premier petiot en mal de sensations fortes qui vous demande ce que le terme "psyché" veut dire.
(O.L.)
Boredoms - Vision Creation Newsun (full)
01:09:53
Boredoms "Seadrum / House of Sun" (Warner Japan / Vice Records, 2004)Après le pinacle
Vision Creation Newsun, la série des
Rebore (albums de remixes aux qualités très fluctuantes signés
Ken Ishii,
DJ Krush,
Unkle, ou
Eye lui-même) et le départ de Seiichi Yamamoto, guitariste historique depuis 1987, les Boredoms semblaient perdus pour de bon dans les limbes les plus reculés de l'univers. Récemment sacrée icône pop par les Flaming Lips, Yoshimi était de plus en plus occupée avec ses divers projets (
Psychobaba, le duo Yoshimi et Yuka avec Yuka Honda de Cibo Matto ou bien sûr son groupe
OOIOO) et Eye de plus en plus intéressé par les expériences électroniques en solitaire.
La parution surprise de cet album largement électronique et très mystérieux (sa pochette bleue métallisée est dénuée de tout crédit) n'a pas rassuré les fans quant à une éventuel split du
groupe malgré la fabuleuse série de concerts dantesques donnés (notamment
à la Fondation Cartier de Paris en 2002) par le quintet de Eye,
Kyoshi Izumi et le trio de batteurs Yoshimi /
Atari /
EDA : de toutes évidences, ses deux longues pistes ont été conçues à partir de chutes des albums précédents.
Ne serait-ce que pour "Seadrum", sa face A, ce disque énigmatique vaut pourtant largement qu'on se perde dans ses méandres lumineux. D'après la légende, la piste de piano "
well tuned" façon La Monte Young qu'on y entend au premier plan aurait été improvisée par Yoshimi alors qu'elle nettoyait les touches du piano domestique. Comment expliquer alors que les référents qui viennent en tête sont John Coltrane, Sun Ra et Pharoah Sanders? C'est toute la magie de ce grand petit disque qui mériterait largement une réédition en LP épais chez un label à la mode.
(OL)Boredoms en concerts : 77 Boadrum (2007), 88 Boadrum (2008), 99, 10, 11, 12… Le 7 juillet 2007 (à 7h07), les Boredoms exécutent dans un parc de Brooklyn 77 Boadrum (attention, jeu de mots), une performance de 77 minutes avec 77 batteurs. Les batteries forment une spirale sonique au centre de laquelle trônent Eye et son groupe, répondant aux vagues percussives par un mur de guitares préparées.
Parmi les batteurs présents (il y a du lourd) : Andrew W.K., Brian Chippendale (Lightning Bolt, Mindflayer, Black Pus), David Grubbs (Red Krayola, Squirrel Bait, Bastro, Gastr del Sol), Hisham Bharoocha (Soft Circle, Pixeltan), Lizzi Bougatsos (Gang Gang Dance ), Brian Tamborello (Psychic Ills), Kid Millions (Oneida, Soldiers of Fortune, Jah Division), Jim Siegel (Cul de Sac), Daniel Franz (Arboretum), Sara Lund (Unwound), Jason Kourkounis (Bardo Pond, Hot Snakes, Burning Brides, The Delta 72), Butchy Fuego (Pit Er Pat, Matteah Baim, Death’s Groove), Abby Portner (First Nation, Among Natives), Taylor Richardson (Sunburned Hand of the Man), Michael Catano (Buck 65, North of America, The Got To Get Got), Jim Sykes (Parts & Labor), Keith Connolly (No-Neck Blues Band), Nathan Corbin (Excepter), Aaron Moore (Volcano the Bear), Andy MacLeod (Howling Hex), Michael Evans (God Is My Co-Pilot), John Moloney (Sunburned Hand of the Man), Than Luu (M. Ward, Black Gold, Rachael Yamagata, shushshush, Adam Franklin), Matthias Schulz (Enon, Holy Fuck), on en passe et des tout aussi bons…
Le 8 août 2008, avec de la suite dans les idées, ce sont deux concerts de 88 minutes avec 88 batteurs qui constituent 88 Boadrum, l'un à Los Angeles et l'autre à Brooklyn (mené par les copains de Gang Gang Dance). Un troisième concert est donné le 09/09/2009 dans un terminal de l'aéroport de New York où résonnent les baguettes de 9 batteurs (la même année, ils joueront sur un ferry russe dans le pacifique sud, pour suivre en musique la plus longue éclipse solaire du XXIe siècle). Suivront, dans le même esprit d’escalier : 111 batteurs en Australie en 2011, une tournée en Allemagne avec 12 batteurs en 2012, un concert pour 91 drummers en 2013 (!), mais dont la figure centrale était le batteur japonais Setouchi Jakucho, âgé de…91 ans.
Ce 28 mai 2016 à Villette Sonique, il n’y aura pas 16 batteurs dans la grande halle de la Villette, ou que des batteurs âgés de 16 ans, mais une formule en trio avec dispositif multimédia inédit. Mais si vous avez rendez-vous avec le soleil, c’est là qu’il faudra être.
(W.P.)