« Maybe, maybe, Maybe some day I'll be recognized for what I am before I'm dead and gone; or if not before then after if at all ». Le 19 juin 1968, quand il compose ce petit madrigal qu’est « Maybe », Moondog espère. Il espère être un jour reconnu comme étant l’un des compositeurs majeurs de son temps. Et pas seulement de son temps d’ailleurs, il espère entrer au Panthéon des grands compositeurs des siècles passés, y retrouver Bach, Beethoven ou Mozart, ces géants qu’il admire depuis l’enfance.
Quand en 1969 on lui confie la direction de l’orchestre Philharmonique de New York afin d’enregistrer ses propres œuvres orchestrales pour les besoins d’un disque à paraître chez la Columbia, ce rêve n’est peut-être pas si loin, qui sait ? Le disque est enregistré en une journée, il sera vendu à 25.000 exemplaires pour sa première édition, et entrera même dans les charts américains.
Moondog - Chaconne in A minor
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Mais quand deux ans plus tard, en 1971, il enregistre « Maybe » pour la première fois, Moondog commence à se demander s’il n’est pas trop tard pour le Panthéon des génies de la musique classique. Certes ses paires l’admirent et sont fascinés par lui. Igor Stravinsky le défend lors d'un procès. Charlie Parker, Benny Goodman ou Charles Mingus
jamment et discutent régulièrement avec lui dans les rues de la Big Apple. Philip Glass l’héberge un temps. Mais aux yeux du public c’est avant tout un drôle de
freak, un mendiant aveugle coiffé d’un casque à cornes. Et c’est probablement ainsi qu’on se souviendra de lui, peut-être davantage que pour sa musique.
Alors en 1974 il s’envole pour l’Europe et atterrit en Allemagne, terre de ses illustres maîtres. Il repart à zéro, ou presque. Il trouve un toit et des gens pour s’occuper de lui et de son œuvre. En Suède il apprend que les Vikings n’ont jamais porté de casque à cornes de toutes façons, alors à quoi bon. En Autriche il compose ses trois premières symphonies en six semaines, un marathon à la Mozart, soixante-dix huit autres suivront bientôt. En Angleterre il enregistre un disque pour Atlantic. En France il donne plusieurs concerts, et notamment son dernier, à Arles, un mois avant sa mort. À Daniel Caux il confie considérer la musique classique comme étant « u
ne gigantesque mare dans laquelle [il serait] heureux d’être une toute petite grenouille ». Avant d’ajouter, poète et lucide, que «
seuls le temps et la postérité pourront décider de quelle taille était la grenouille... ».
Moondog | Symphonique #6 (Good For Goodie) | 1969
02:48
Cette année Moondog aurait eu 100 ans. Est-ce déjà suffisant pour juger de la taille de la grenouille ? Car si cet inconnu légendaire continue de fasciner les musiciens des scènes jazz, pop, electro ou hip-hop, il peine à trouver sa place au sein de cette gigantesque marre qu'est la musique classique. Récemment, après l'écoute de seulement quelques mesures, un chef a tranché : «
c'est pauvre ! ». Et de nombreux musiciens classiques ne voient en lui qu'un sous-Bach, absolument inintéressant. On peut concevoir qu'un(e) musicien(ne) classique, après de longues et rigoureuses études, puisse consacrer sa vie à faire sonner chacune des notes qui composent le quatuor à cordes en sol mineur de Debussy.
Alors que la musique de Moondog n'en demande peut-être pas tant. Parce que sa beauté est ailleurs. Parce que, qu'on le veuille ou non, cette musique est riche. Riche d'un millier d'oeuvre déjà, qui mélangent rythmes amérindiens, gammes orientales, phrasés jazz, harmonies classiques et science de la mélodie pour un résultat unique à l'époque et encore aujourd'hui. Et sous son apparente simplicité se cache sa vraie difficulté, induite justement par ces métissages inédits aussi bien que par le fait que ce qui est le plus simple et le plus sincère est souvent le plus difficile à faire sonner convenablement (d'ailleurs certains musiciens classiques se cassent régulièrement les dents dessus, j'ai les noms !).
Moondog - Lament I, "Bird's Lament"
01:54
Heureusement, il reste des fous curieux qui comprennent l'importance de Moondog. Et faute de Panthéon,
le festival des Nuits de Fourvière par exemple offre à la musique du viking d'être jouée le 11 juin prochain dans le grand théâtre Antique par l'Orchestre de l'Opéra de Lyon en format symphonique (augmenté de Raphaël Imbert au sax alto pour le célèbre « Bird's Lament »). L'intégralité de l'album enregistré par le Philharmonique de New York en 1969 sera jouée ce soir là, une première depuis la mort du compositeur. Aux cotés de l'Orchestre seront également présents d'anciens amis et musiciens de Moondog tels que Stephan Eicher, Dominique Ponty (piano) et Stefan Lakatos (percussions), ainsi que l'ensemble Minisym que j'ai fondé il y a trois ans afin de faire vivre cette musique sur scène. Une seconde partie enfin, verra les compositions de Moondog revisitées par Katia Labèque et ses musiciens.
Et si la vie et l'oeuvre de Moondog vous intriguent, je donnerai une conférence à la
Médiathèque Musicale de Paris le 26 mai prochain, soit pile poil pour les cent ans du compositeur.
Amaury Cornut est musicien et chercheur. Il est l'auteur de l'unique livre en français sur Moondog, paru aux éditions Le Mot et le reste,
Moondog.