L'histoire de Joanna Brouk ressemble à celle de beaucoup de pionniers de la musique planante californienne. Née à St. Louis, Missouri, formée à la musique devant le piano familial, elle a trouvé sa voix d'artiste en étudiant la poésie avec Josephine Miles à Berkeley puis au célèbre Mills College Center for Contemporary Music d'Oakland sous la tutelle des gourous Robert Ashley et Terry Riley.
A l'instar de ce dernier, elle se considère moins comme une inventrice de formes ou une innovatrice qu'une antenne aux prises avec le cosmos et les éléments. Au contraire de Riley en revanche, elle a passé le seuil invisible qui sépare l'avant-garde psychédélique officielle - celle qui a ingéré des quintaux de peyotl pendant le Summer of Love mais n'a jamais coupé les ponts avec l'académie - des bas-fonds largement méprisés de la musique new-age, dont les oeuvres éditées à compte d'auteur sont distribuées de la main à la main à la fin des séminaires de yoga ou dans les cliniques d'ostéopathie.
Largement oubliée par le commun des mortels mélomanes, sa musique a d'ailleurs beaucoup été écoutée dans la clinique californienne du magnat Henry J. Kaiser, qui aurait acheté tout un stock de ses cassettes autoéditées pour prodiguer des soins de musicothéraphie à ses patients.
Ainsi si elle a été adoubée au début des années 70 par le compositeur d'avant-garde Charles Amirkhanian et a souvent collaboré avec la Texane Maggi Payne, flûtiste, professeur à Mills et pionnière de la musique électroacoustique sur ordinateur (dont l'anthologie éditée par Root Strata est un must-have, mais c'est une incise), l'intégralité des oeuvres de Brouk est parue son propre label Hummingbird Productions au début des années 80, accompagnée d'essais sur le son et ses usages à travers les âges, du spirituel au social, en passant par le magique et le médical (sur son site personnel, les curieux apprendront également qu'elle a écrit quelques spectacles pour bambins et autopublié plusieurs livres entre "erotica historique" et thriller international".
On est donc redevables, une fois de plus, à Douglas Mcgowan de Yoga Records et l'indispensable Numero Group d'affranchir une oeuvre reléguée à la Géhenne de la musique new-age utilitaire en consacrant une anthologie exhaustive et captivante de l'oeuvre rare de Joanna Brouk.
Découverte par beaucoup grâce à sa présence sur la compilation I Am The Center (Private Issue New Age Music In America, 1950-1990) - publiée en 2013 par Light in the Attic et dont l'influence grandissante sur nombre de musiciens contemporains apparente de plus en plus à une Nuggets de la génération neo new age -, Brouk mérite largement qu'on s'attarde sur sa musique diaphane, hospitalière et largement insaisissable, qui propose, entre autres prodiges, une jonction inattendue entre le pastoralisme de Ravel ou Debussy (pour l'utilisation extensive de la flûte), l'ambient et les pièces pour piano de Tom Johnson ou Harold Budd.
Passionné par l'Harmonie des sphères de Pythagore et les étranges consonances qui se cachent aux quatre coins du monde aural, Joanna Brouk a composé ses oeuvres sur partitions graphiques en dessinant, et selon son propre principe "d'onde acoustique unique" : "Si l'on ralentit le son d'une abeille, il finit par ressembler au bourdon d'un moine tibétain. J'ai réalisé que certains sons de notre monde se retrouvent partout : ceux des abeilles, des grillons, des grenouilles. J'ai été fascinée par ce drone sous-jacent à toutes choses. C'est de ce son que je suis partie pour ma musique". Avant même de toucher son premier synthétiseur à Mills, Joanna Brouk s'imposait ainsi des exercices musicaux proches de ceux de LaMonte Young avec son Well Tuned Piano, en limitant au maximum les gestes et le nombre de notes pour approcher au plus près le mystère de leurs résonances.
La musique de Brouk frappe ainsi par la simplicité de ses structures, la transparence de sa poésie, la clarté de ses effets - répétition, variations, échos, silence, volupté. Minimaliste de coeur - voire par sacerdoce -, Brouk ne limite pas les notes et les arrangements pour suivre un quelconque dogme de réduction, mais parce qu'elle envisage le son comme le lien le plus direct entre la nature et l'intime, le corps et l'âme, l'environnement et l'émotion. Elle traite ainsi chaque timbre de chaque instrument - flûte, piano, cithare, synthétiseur modulaire, gong, DX7 - comme un prodige sonore à honorer, chérir et cultiver.
De son propre aveu, Joanna Brouk a appris la musique en écoutant le monde et en tenant d'établir des liens entre ses manifestations les plus éblouissantes, parfois les plus éloignées. Le titre de cette anthologie, Hearing Music, qui brouille les pistes entre l'acte d'accoucher la musique dans le monde et celui d'en ressentir les manifestations, est assez idéalement trouvé. Il explique aussi sans doute pourquoi l'Américaine n'a plus enregistré une note depuis son mariage en 1985, l'accouchement de son premier enfant, et son déménagement à San Diego.
A la place de la pratique musicale, Brouk s'est mise à la méditation transcendentale. Elle a également écrit des émissions pour NPR, participé à l'élaboration du site de service des consommateurs du géant de la télécommunication GTE/Verizon et été sacrée "Internet Guru" pour ses keynotes très remarquées. Côté musique, elle compose encore à l'occasion, mais sans instrument, au papier et au crayon. Surtout, elle "écoute" encore le monde au quotidien. Le seul moyen d'entendre un jour ce qu'elle a entendu ces trois dernières décennies traduit dans sa propre musique est sans doute d'acheter cette anthologie. On peut toujours rêver.
Hearing Music est disponible via Numero Group.
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