Robert Owens est sans conteste l'une des voix masculines les plus emblématiques de la house music américaine. "I'll Be Your Friend", "Tears", "Mysteries Of Love", "Can You Feel It?", on ne compte pas les hymnes de la culture club qui ont été chantés par Owens. Originaire de l'Ohio, arrivé à Chicago à la fin de l'ère disco, il a fréquenté très tôt les soirées de Frankie Knuckles au Warehouse, club mythique qui a donné son nom à cette musique dont il colporte les valeurs fraternelles encore aujourd'hui. C'est également à cette époque qu'il a rencontré Larry Heard alias Mr. Fingers, autre pionnier de la dance music et premier producteur deep house avec lequel il a fondé Fingers Inc. en 1985 accompagné du danseur et chanteur Ron Wilson. Leur premier album de 1988, Another Side, est l'une des références absolues du garage, cette forme chantée et soulful de dance music qui fait le pont le plus évident avec la disco de la décennie précédente.
Après Rhythms In Me, son premier album solo sorti en 1990 sur 4th & Broadway, Owens est propulsé en top des charts en même temps que la house explose dans le mainstream américain sous l'aile de Madonna et de son tube "Vogue". Au début des années 2000, il produit "Mine To Give" sur son label Musical Directions en collaboration avec Photek et sort ses derniers disques sur SoulClap et le label allemand Kling Klong. La veille de sa performance au club DV1 de Lyon dans le cadre du festival Nuits Sonores, nous avons passé quelques heures avec Robert Owens et abordé son histoire à travers la spiritualité véhiculée par la house, une musique qu'il a vu naître et qui continue de faire vibrer les foules encore aujourd'hui.
1 - Robert Owens - I'll Be Your Friend (Original Def Mix)
07:40
Comment as-tu découvert que tu avais une voix ?
Un jour en rentrant de l'école, j'ai rencontré Penny, une fille qui m'a proposé de l'accompagner à l'église pour chanter. J'ai accepté, je me suis assis sur un banc et j'ai écouté sa voix. J'en suis instantanément tombé amoureux et c'est comme ça que j'ai commencé à aller à l'église. C'était une période de ma vie où j'étais très vulnérable, j'habitais provisoirement chez ma soeur et je passais mon temps à déménager d'un membre de ma famille à un autre. Quand je rendais visite à ma mère en Californie, j'allais aussi à l'église avec elle. J'ai fréquenté les messes du révérend James Cleveland pendant une période, un des plus célèbres pasteurs de Californie. Il a enregistré beaucoup de disques de gospel, beaucoup de gens connus venaient écouter ses sermons, Aretha Franklin notamment... Aujourd'hui, j'ai pris mes distances avec l'église. On force trop de gens à aller à la messe, et je crois qu'une grande partie des idées propagées par les prêtres sont fausses. La réalité est quelque chose d'important pour moi, quand je joue de la musique, je souhaite que les gens me suivent dans un voyage. Ça a plus à voir avec l'alchimie qu'avec la religion.
Fingers Inc - Can You Feel It (Vocal)
05:32
Quand on évoque les origines de la house music, on entend souvent parler de "famille", de mouvement "fraternel et de "spiritualité". D'où vient cette énergie qui a participé à rendre la house music si populaire ?
Il y avait beaucoup de familles brisées dans les quartiers de Chicago, New York et Detroit. La house a permi à des jeunes en marge de la société de se fédérer et de trouver un espace de liberté. Je crois au pouvoir libérateur de la musique. La spiritualité dont nous parlons vient avant tout du pouvoir que la musique a de rassembler les gens et de leur faire oublier la réalité du quotidien. À l'époque je passais aussi bien des disques de B-52's, des Talking Heads ou des J.B.'s que de la synth-pop européenne, des disques de Giorgio Moroder ou de Kraftwerk. Je mixais aussi beaucoup de disques de West-End Records. Au Warehouse, Frankie Knuckles ou Ron Hardy jouaient des morceaux inédits qu'on ne pouvait pas entendre à la radio et qui étaient inconnus du grand public, les gens se déguisaient en Betty Davis ou en star de la télévision. C'était ça, l'esprit de la musique house !
Kraftwerk - Computerwelt 12"
05:05
Comment définirais-tu la house, tant est qu'il soit possible de le faire ?
La
house est née par accident ! Des DJ's comme
Larry Levan,
Ron Hardy ou Frankie Knuckles mixaient des morceaux orchestraux de soul de Philadelphie avec des démos que des gamins de quartiers avaient enregistrés dans leurs chambres et leur avait donné en cassette. Ils pouvaient jouer jusqu'à douze heures d'affilée au Warehouse et au Paradise Garage. On achetait des boîtes à rythmes et des synthétiseurs pour deux cents dollars. Nous étions des jeunes sans avenir qui passaient leurs après-midi au magasin de bonbons et dans nos chambres à faire de la musique mais on savait que des gens daisaient dans des clubs immenses sur notre musique. Ces DJs m'ont donné une grande leçon d'ouverture, je n'aurais pas autant la notion du respect mutuel et cette approche sereine que j'ai quand je travaille avec des gens aujourd'hui s'ils n'avaient pas été là. Ils ont été des précurseurs.
Quand j'étais jeune, j'adorais la Motown, les voix féminines qui avaient du caractère comme Patti Labelle, Diana Ross ou Gladys Knight. J'aimais les femmes dont la voix communiquait quelque chose de vrai, de leur vécu. Plus tard, j'ai commencé à écouter des chanteurs masculins comme Michael Jackson, Stevie Wonder, Donny Hathaway. Je voulais faire comme eux, exprimer ce que j'avais vécu. Au Warehouse, Frankie Knuckles et Ron Hardy passaient surtout de la disco. La house est arrivée plus tard quand les boîtes à rythmes et les claviers pouvaient s'acheter pour quelques centaines de dollars et que les jeunes de quartiers ont commencé à acheter ces machines pour produire de la musique chez eux. Nous étions comme une grande famille, tout le monde se connaissait. Notre vie se résumait à passer du temps ensemble, à aller ches les uns et les autres et à se faire écouter nos dernières productions.
L'origine du terme house reste aujourd'hui controversée. Certains disent qu'il viendrait du Warehouse, d'autres qu'il viendrait des sets de Frankie Knuckles... Peux-tu nous éclairer ?Pour moi, cela vient du fait que les gens produisaient des morceaux chez eux, dans leur maison, d'où le terme
house. Que ce soit dans leur cave, leur salon, leur chambre...J'ai lu dans une interview de Frankie Knuckles que les gens considéraient le terme
house représentatif de la musique qu'il jouait au Warehouse, c'est aussi possible !
Peux-tu me raconter ton enfance et, plus tard, comment tu as commencé à fréquenter le Warehouse ?
J'ai été élevé dans l'Ohio par ma grand-mère jusqu'à ce qu'elle décède. J'avais 16 ans. Ensuite, j'ai commencé plusieurs petits boulots, dans un supermarché, un cinéma... Jusqu'à ce que j'ai assez d'agent pour payer le loyer de mon premier studio. Je n'étais même pas en âge de louer un appartement mais mon propriétaire m'a fait confiance, la confiance était une notion importante dans ces petites villes. Tout le monde se connaissait, il y avait beaucoup de gangs et la criminalité régnait donc les gens n'avaient pas d'autre choix que de se faire confiance. Plus vieux, j'ai déménagé à Chicago où mon père habitait. À l'époque, je n'arrêtais pas de faire des allers-retours entre chez ma mère en Californie et l'Ohio chez mes frères et soeurs, c'était très éprouvant et beaucoup de personnes de ma famille étaient membres de gangs. Pour sauver ma peau, j'ai dû prendre ma vie en main. Sinon je savais que j'allais mal finir. La première fois que je suis allé au Warehouse, j'ai tout de suite rencontré l'équipe qui gérait le club et Frankie Knuckles m'a invité à discuter avec lui derrière le DJ
booth. Les gens étaient naturellement avenants et ouverts. Après cette première fois, j'y suis allé religieusement toutes les semaines.
Qui étaient les habitués ?
La grande majorité était noirs et gays mais il y avait aussi beaucoup de Portoricains. Les gens qui y travaillaient aussi, le club appartenait vraiment à cette culture. Il fallait être membre du club pour pouvoir y entrer. Après un certain temps, ils ont assoupli leur politique d'admission. C'est à ce moment-là que le club s'est fait connaître des blancs et des hétéros. Généralement, il y avait toujours un grand mélange de gens de différents horizons et de différentes nationalités. Il n'y avait jamais de jugement sur la couleur de peau, la sexualité où la provenance des gens. C'était une grande famille, les gens ne voulaient qu'une chose : entendre de la bonne musique et danser.
Comment as-tu rencontré Larry Heard la première fois ?
J'ai rencontré Larry pendant un concert de Tony Harris, mon protégé de l'époque. Larry m'a proposé de venir chez lui pour chanter sur ses morceaux le lendemain. J'ai accepté et tout s'est fait très naturellement. Après un premier essai, Larry a enregistré les morceaux et le tour était joué. C'est comme ça qu'on a enregistré nos premiers
singles. Ensuite, Larry a déménagé dans le même immeuble que moi. Il lui suffisait de traverser le hall d'immeuble et de toquer à ma porte pour me faire écouter ses morceaux. J'écrivais des paroles, on enregistrait et le tour était joué. Je n'avais pas à deviner, essayer ou faire quoi que ce soit pour que ça marche, tout était très naturel et instinctif entre nous. Cette expérience m'a appris qu'il ne faut jamais essayer de faire de la musique, il faut
la faire. Sans réfléchir. Si ça ne fonctionne pas, il faut réessayer le lendemain mais ne jamais forcer les choses et aller de l'avant.
Fingers Inc. | Distant Planet
05:23
En 1985 vous fondez Fingers Inc. avec Ron Wilson. Est-ce que vous fonctionniez toujours de la même manière en trio ?
Ron est arrivé au milieu de l'enregistrement de l'album
Another Side. Lui et Larry étaient de bon amis et Ron était danseur. J'ai écrit la plupart des textes de l'album et à ce moment-là, j'ai commencé à écrire des chansons pour Ron aussi. Je n'y connaissais rien en danse mais j'ai beaucoup aidé Ron à écrire ses chorégraphies. Mais on n'a jamais réussi à donner suite à notre premier album. Dans les années 90, j'ai organisé une réunion avec Ron et Larry pendant un passage à Chicago. J'espérais qu'on pourrait recommencer à produire de la musique tous les trois mais ça n'est jamais arrivé.
Le morceau le plus célèbre sur lequel tu chantes produit par Larry Heard est probablement Can You Feel It?. Est-ce que tu joues toujours ce morceaux dans tes sets ?
On a commencé à jouer ce morceau en live avec Larry au Paradise Garage, au Warehouse, au Zanzibar de Newark dans le New Jersey, dans tous ces clubs mythiques. Mais on n'avait pas prévu de l'enregistrer. Je suis rentré en studio un soir, en Angleterre, après un DJ set solo à Londres. A la fin de mon set, un groupe d'amis m'a traîné dans un studio. J'étais à moitié ivre. C'est comme ça que le morceaux a fini par sortir.
Le morceau est aujourd'hui considéré comme un hymne, notamment pour le sample du pasteur Chuck Roberts. L'as-tu déjà rencontré ?Non, je n'ai jamais eu la chance de le rencontrer. Mais les gens pensent toujours que c'est moi ! Ce mec aurait pu tourner partout à travers l'Europe mais il n'a jamais eu la reconnaissance qu'il méritait. J'utilise toujours le disque d'où vient le
sample aujourd'hui, il ne quitte jamais ma caisse de disques.
Can you feel it - Fingers inc. feat. Chuck roberts
05:50
Aujourd'hui tu habites à Londres et tu tournes principalement en Europe. Est-ce que tu vas souvent aux États-Unis ?
Aux États-Unis, les gens ne te considèrent pas d'égal à égal. Soit ils sont impressionnés par toi et te jalousent, soit ils se sentent supérieurs et cherchent à t'intimider. Ce n'est pas dans ma personnalité de vouloir dominer les autres où de m'écraser. J'aime les gens et je considère tout le monde d'égal à égal. Hier soir, j'étais avec Osunlade et Henrik Schwarz en Allemagne pour un festival, Osunlade me racontait qu'il habitait à New York et qu'une fois pendant qu'il jouait avec un autre DJ connu, tout le club s'était vidé quand il est arrivé sur scène. Je trouve ça choquant. Je pense que la mentalité américaine est très égoïste.
En 1990, quand Rhythms In Me est sorti sur 4th & Broadway, le single est arrivé premier dans les charts un peu partout dans le monde. Comment as-tu géré ce succès et cette popularisation de la musique house ?
Travailler avec cette maison de disques était un cauchemar. Ils voulaient contrôler les moindres de mes faits et gestes. Quand je jouais dans un club, je ne devais parler à personne et tous mes déplacements étaient contrôlés. Je viens de la rue et j'ai toujours voulu rester fidèle à moi-même. Par exemple, David Guetta et moi avons pris des chemins très différents.
J'ai produit son premier morceau sur un gros label, on a joué ensemble aux Bains Douches, au Queen, au Palace. Aujourd'hui, il est tellement connu qu'il est hors de portée, y compris de ceux qui l'ont fréquenté par le passé. Je suis heureux d'être là où je suis aujourd'hui.
Robert Owens - Rhythms In Me (1990)
04:37
Que penses-tu de l'évolution de la house music ?Pour moi, le principe de la house est de se rassembler pour ressentir la musique. J'essaie toujours de récreer cette euphorie quand je joue n'importe où dans le monde. Cette énergie est intemporelle, du moins j'espère qu'elle l'est. Je suis heureux de voir de nouveaux genres de musique apparaître comme la trap ou l'EDM. Je ne suis pas nécessairement sensible avec ces nouveaux genres mais c'est une bonne chose que de nouvelles formes d'expressions apparaissent comme la
house en son temps.