Du New-Yorkais Vito Ricci on ne connaissait jusqu'ici, on doit bien l'avouer, même pas le nom. "A l'avant-poste de l'underground downtown depuis 1979" si l'on en croit les trois fouilleurs de cartons à la tête de Music From Memory, il a commencé en jouant de la batterie à des concerts de punk au CBGB, collaboré avec le batteur Rashied Ali ou le poète sonore Bob Holman mais n'a qu'une poignée de disques et cassettes autoproduits dans sa discographie. La raison en est très prosaïquement qu'à l'instar de centaines de compositeurs de l'ombre à travers la planète (on pense par exemple à René Aubry et Paki Zennaro, dont l'édition d'une cassette démo par Antinote a fait le petit boucan que l'on sait en avril dernier), il a principalement composé pour le théâtre et la danse avant de rentrer dans le giron de l'éducation et de commencer à enseigner la musique électronique à l'université.
C'est donc une (nouvelle) découverte totale que nous propose Music From Memory, et elle nous titille d'autant plus que c'est un disque de Vito Ricci lui-même qui a donné son nom au label: il s'appelle Music From Memory, il est sorti en 1985 à quelques centaines d'exemplaires et rassemble des musiques composées pour une création théâtrale inspirée par le fascinant Théâtre de la mémoire de Giulio Camilio, chef d'oeuvre inachevé de l'humanisme italien au sujet duquel l'historienne spécialisée dans l'occultisme Frances Yates a écrit L'Art de la mémoire, l'un des livres d'histoire des idées les plus passionnants du monde (foncez le commander chez votre libraire de quartier si vous n'en avez jamais entendu parler).
A écouter les quelques morceaux qui en sont extraits sur l'anthologie I Was Crossing A Bridge ("The Centre of a Bridge", "The Ship Was Sailing"), on comprend pourquoi Abel Nagengast, Jamie Tiller et Tako Reyenga, les trois diggers du label, ont eu l'idée d'en faire un emblème. A la fois typique de la musique expérimentale des années 80 et impossible à rattacher à ses diverses sous-écoles (musique électronique de recherche, jazz contemporain, ambient), la musique de Vito Ricci est pleine de ces sons synthétiques pleins et brillants (DX7, Fairlight, Synclavier) qui s'étalaient dans la pop avant-gardiste de l'époque et qu'on a appris, cycles du goût obligent, à apprécier de nouveau ces deux ou trois dernières années, mais surtout bourrée d'idées inédites autant dans la pop que dans la musique expérimentale.
Successivement funky, aérienne, terrienne, profonde, floue, articulée, sérieuse, idiote, fractale ou répétitive, la musique sans attaches que composait Vito Ricci au coeur des années 80 témoigne d'une vitalité d'artiste étonnante et d'une créativité rééllement débridée, d'autant plus engageante qu'elle semble délestée de tous les dogmes de la plupart des sous-scènes avant-gardistes de l'époque, quand bien même elle leur emprunte sans complexes quelques unes de ses plus belles idées (le magnifique "Centre of the Bridge" doit forcément quelque chose à la musique répétitive des maîtres Glass et Reich). Immensément riche, cohérent, coloré, I Was Crossing A Bridge est bien plus qu'une curiosité, un bonheur de mélomane et un énième rappel, pour ceux qui n'en auraient pas encore pris bonne note, qu'il il ne faut décidément jamais mépriser les musiques utilitaires, qu'elles aient été composées pour les catalogues de labels d'illustration, pour le théâtre, la danse, la vidéo ou le cinéma. A rebours de toutes les évidences, c'est souvent en oubliant le poids de la grande oeuvre personnelle et dans la contrainte que les musiciens touchent à la partie la plus sauvage et la plus endiablée de leur créativité.
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