"Baléarique" est sans doute le terme le plus flou de tout le jargon du critique de musique électronique moderne. Inventé de toutes pièces aux premiers jours de l'explosion acid house quand Danny Rampling, Paul Oakenfold et Trevor Fung ont monté les soirées Funhouse au Shoom de Londres pour recréer l'ambiance des soirées magiques de leurs vacances à Ibiza, le "Balearic Beat" correspondait alors moins à un style de dance music qu'à une ambiance musicale diffuse faite de couchers de soleil, d'ecstasy premium, d'italo langoureux et de percussions laid-back (parue en 1988, la première compilation officielle du genre copiait tout de même groupe par groupe les playlists de DJ Alfredo à l'Amnesia).
Puis avec le temps, le terme a pris une teinte encore plus floue et presque dissidente. Dans la foulée des anti-soirées confidentielles du mélomane dépressif José Padilla au Café del Mar de Sant Antoni de Portmany, l'adjectif "baléarique" est devenu synonyme, pour le critique musical britannique des années 90, de musique électronique "chaleureuse" et éthérée: un sésame de coolitude clé en main capable d'infuser tous les sous genres naissants de la dance, de la deep house à l'ambient house en passant le downbeat synthétique, le trip hop ou le nu disco. Et quinze ans et 12 révolutions esthétiques plus tard, le terme tient bon (vous l'avez sans doute beaucoup lu dans les articles sur le blockbuster cool de Todd Terje) mais ne correspond évidemment plus à grand chose de tangible: en tout cas moins à une quelconque forme musicale qu'à un moment historique de la dance music européenne et, sans doute, un Eden perdu de la fête dans les Baléares.
Si on vous ressert aujourd'hui du "baléarique", c'est qu'une fois n'est pas coutume, ça nous semble totalement pertinent: originaire de Majorque, à 50 km à vol de goéland d'Ibiza, le requin de studio Joan Bibiloni n'a certes jamais produit de dance music à proprement parler, mais sa manière de mélanger nappes ambient et fusion cool a dû se retrouver dans pas mal de playlists de l'âge d'or du Café del Mar (et si ça n'est pas le cas, c'est inexplicable). Entre deux tournées avec Jon Anderson de Yes, Larry Corryell ou Kevin Ayers, ce guitariste / producteur / arrangeur estimé du petit monde de la variété internationale a en effet passé pas mal de temps à expérimenter avec des synthés et des boucles de bandes et la poignée d'albums "expérimentaux" qu'il en a tirés au mitan des années 80 sont devenus des jolies coqueluches de diggers amateurs d'ambient cool et de jazz rock de la faille.
Décidément très intéressés par la musique électronique méditerranéenne tendance easy des années 80 (si vous n'avez pas encore fait l'acquisition de l'anthologie du Vénitien Gigi Masin, il n'est pas trop tard), les trois archivistes de Music From Memory y ont en tout cas trouvé suffisamment de matière pour publier une belle anthologie: le bien titré El Sur regroupe donc 10 morceaux parmi les plus beaux (et les plus électronique) des 5 albums de l'Espganol édités entre 1984 et 1989 sur Blau, son propre label fondé pour faire connaître les musiques actuelles des Baléares. Vu son CV, on zone bien sûr tout près de la tendance intolérable de la muzak de zicos - ce purgatoire de la beauté peuplé de clavéristes à catogan et de guitaristes virtuoses qui ne jurent que par la marque Ovation - mais comme le savent les mélomanes amateurs de house, de jazz cool, de new-age et, pour boucler notre boucle, de saloperies baléariques en général, la frontière qui sépare le sublime de l'abominable est plus fine encore qu'une feuille de papier à cigarette.
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