"Le disque le plus rare de ma collection est lié à certains souvenirs de jeunesse, en tout cas celui de mon fantasme japonais et son île la plus isolée, la plus au sud : Okinawa. L'obsession a commencé de deux façons.
Quand j'étais étudiant, je passais mon temps à dévorer des films et des docus chelous dont ceux réalisés par Chris Marker, "Sans Soleil" et "Level 5" qui effleurent de manière poétique et géopolitique ce rocher perdu dans l'Histoire et pourtant crucial lors de la fin de la seconde guerre mondiale. Une île sans armes et peuplée de centenaires, qui inventa le Karaté et où les généraux de l'Empereur ( le Japon annexa l'île en 1879) demandèrent aux habitants de se sacrifier plutôt que de tomber aux mains des américains. Résultat, à peu près 200 000 morts ( suicides, infanticides etc..) dont très peu causés directement par les U.S.A. Ce qui (c'est une des théories) effraya les Américains au point d'employer la solution nucléaire sur pour terminer le conflit.
C'est donc une sorte de tragédie magnifique qui entoure cette île, si paisible, carte postale parfaite des tropiques et pourtant au centre du plus gros merdier possible. Lorsque j'ai entendu la première fois résonner ces gammes mélodiques si spéciales je n'ai pas pu m'empêcher de surperposer le son avec le drame humain, le coté absurde et désespérant de l'Histoire qui accouche d'une mélancolie ultime, implacable, qui te défonce calmement à chaque nouvelle écoute.
Cette claque musicale s'est faite grâce au Playboy pianiste Ryuichi Sakamoto qui reprit un thème typique des îles dans son disque Neo Geo de 1986 (Hosono Haruomi et Makoto Kubota furent les premières "stars" de la capitale à s'intéresser à ce sud lointain en incorporant ses accords au milieu des années 70).
Et là je me suis retrouvé dans une sorte de vie antérieure, comme si j'avais vécu ces chants in situ, aucun exotisme palpable, c'était une vérité qui se réveillait, je comprenais ces mélodies sans connaitre la langue. La puissance de cette musique c'est le mélange rare entre un spleen hypersensible et un côté déconne, sexy, limite paillard. Ce sont des histoires de pécheurs tristes d'avoir ramené si peu de poissons, ou d'autres qui veulent aimer deux filles à la fois, ou une fleur donné en gage d'un amour impossible en haut d'une montagne fouettée par le vent du nord.
Le style Shima Uta ("chanson de l'île") n'est jamais agressif ou trop chargé de pathos, c'est dans cette retenue que la moelle de l'humanité s'exprime totalement avec ses désillusions et bonheurs éphémeres. Le disque dont je vous parle ici est une compilation pressée à très peu d'exemplaires par la, alors, petite station de radio locale RBC en 1969. Elle est exceptionnelle car elle relance (après la première vague d'après guerre initié par le label Marutaka en 1955) l'identité musicale d'Okinawa.
Pour la métropole, cette île était peuplée de bouseux dont la propre langue était il y a quelques décades encore interdite à l'école, juste une région de l'archipel un peu poubelle où la plupart des bases américaines situés dans le Pacifique s'entassent (les USA ont occupés l'ïle pendant 30 ans). Pour la première fois des éléments occidentaux ( les rythmiques, les orgues, l'orchestration) se mêlaient de manière naturelle pour créer une nouvelle musique qui tout en restant accrochée à ses formules indentitaires, mutait en un hybride idéal entre traditions ancestrales et pop culture de l'ouest. La sincérité qui se dégagea de cette nouvelle forme musicale interdisait des lors tout rapprochement moisi avec la notion de pré -World music ou autre easy listening de restaurants asiatiques, c'etait simplement un peuple unique qui faisait croiser une musique ultra codée avec le monde qui l'entourait. J'ai vraiment morflé pour arriver à trouver cette perle et mon texte est assez chiant dans l'ensemble alors écoutez plutôt l'extrait."
PS: U.S. GO HOME ! (il y a encore 25 000 soldats sur place qui, quand ils ne pratiquent pas le viol en réunion, crashent sans pression des hélicos dans des bâtiments universitaires)"
Jean Nipon
Jean Nipon est DJ et musicien. Son dernier maxi, Nice Seeing You, vient de sortir sur Clek Clek Boom.
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