On a découvert l'histoire dans 6, essai paru l'année dernière chez l'éditeur belge Zones Sensibles. Conté à la première personne par un algorithme du nom de Sniper (en réalité l'éditeur Alexandre Laumonier), ce livre étrangement poétique levait le voile sur le monde singulièrement dépeuplé du trading à haute-fréquence et l'histoire à peine croyable de son avènement depuis sa naissance à la fin des années 70.
Car loin de l'image d'épinal des salles de marché remplies de petits papiers et de yuppies aux manches de chemise retroussées, le marché financier du 21ème siècle est désormais caché dans des hangars à la périphérie des capitales, et peuplé d'intelligences artificielles aux noms de guerre digne de ceux des G.I. Joe ("Blast", "Sniffer", "Guerrilla", Iceberg", "Oasis", "Aqua", "Scouter", "Ninja", "Arid", "Nighthawk", "Ambush...") et aux fonctions d'offensive de plus en plus perfectionnées (furtivité, malignité, malice, fausse-passivité).
Un exemple? "Sniffer, un algorithme qui passe son temps à repérer la présence d'autres algorithmes. Lorsque Sniffer a détecté un concurrent sérieux, il tente d'en comprendre la stratégie en espérant le déstabiliser suffisamment dans l'espoir d'arriver à un moment où il pourra en tirer quelque bénéfice. L'une de ses tactiques est de servir d'appât: «Sniffer envoie des ordres en petite quantité et attend de voir si quelqu'un arrive et se montre» et si l'ennemi mord à l'hameçon, alors Sniffer ne lâche pas sa proie tant qu'il n'a pas réussi à exploiter une faille chez son adversaire" (6, "Proies et prédateurs", p.73).
Aujourd'hui, 70% des transactions effectuées dans les marchés américains (35% en Europe) sont effectuées par des algorithmes sur des plateformes d'échange privées, les "dark pools", et à des cadences qui dépassent de loin l'entendement humain. De plus en plus opaques et ambigüs, agissant souvent à rebours des ordres et recommandantions de la SEC (organisme fédéral américain de réglementation et contrôle des marchés), les marchés financiers contemporains imposent surtout via leurs armées d'avocats une omerta à l'envergure des milliards de dollars amassés et volatilisés chaque picoseconde par les traders-robots.
Réalisé par Marije Merman, réalisatrice hollandaise attachée à la VPRO déjà auteure d'un documentaire sur le flash crash du 6 mai 2010 (Money & Speed: Inside the Black Box, visible ici),The Wall Street Code part du témoignage d'Haim Bodek, ancien analyste quantitatif (ou quant) chez Hull Trading, Goldman Sachs et UBS qui fut parmi les premiers à dénoncer les conflits d'intérêt entre l'industrie du trading à haute-fréquence, les opérateurs de marché et les marchés eux-mêmes.
Journaliste au Wall Street Journal, l'Américain Scott Patterson fut le premier à s'intéresser à ses révélations dans Dark Pools, le livre qu'il a consacré en 2011 au soulèvement des traders-robots et aux méthodes de plus en plus sournoises utilisées par les banques d'investissement pour truquer les transactions. En plus de son témoignage exceptionnel, Marije Merman nous fait visiter un data center dans l'Illinois et interroge les pionniers Blair Hull (fondateur de Hull Trading qui a fait ses premières armes à Las Vegas, au blackjack) et Thomas Peterffy, immigré hongrois qui fut le premier à automatiser un ordre de vente en utilisant... un automate (parce que les ordinateurs étaient interdits dans la salle des marchés).
Mais au fur et à mesure que le film avance, on comprend surtout de mieux en mieux que le rhizome a grossi en taille et en complexité au-delà de tout bon sens et que c'est précisément en imposant cette hyper complexité que les sociétés de tradings font leur beurre et leur pérennité. Au milieu du documentaire, Bodek explique que la réalité des champs de bataille virtuels que sont devenues les plateformes d'échanges est si complexe et les caractéristiques d'interaction des algorithmes si sophistiquées qu'un nombre extrêmement réduit de personnes sur la terre est en mesure de seulement les comprendre: 90% du milieu de la finance américaine n'aurait aucune idée de la manière dont le marché fonctionne. Voilà où on en est. Matez ce film.
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