John D'Agata est journaliste. John D'Agata est écrivain. John D'Agata est essayiste. Ses livres font déborder trois disciplines à la fois, l'essai, l'enquête et le récit de fiction. Sa zone de confort, on la trouve pliée en 24 à la jonction qui unit et sépare les trois; son sujet de prédilection est le Fait, mais il n'aime rien tant d'autre que de le disséquer en tranches fines pour remonter les restes dans le désordre, lui faire subir toutes les greffes possibles et imaginables, salir son honneur et saccager le socle sur lequel il se tient habituellement dans toute sa suffisance et toute son arrogance.
En tant que grouillots glâneurs d'Internet, filmeurs et monteurs d'images et, par intermittence, journalistes, on doit dire que ça nous intéresse beaucoup: qui ose encore, dix-huit ans après la mort de Debord, des décennies de dissipation de l'éthique des cultural studies et le recours systématique au storytelling dans la prise de parole politique, interroger encore ce que l'on fait aux faits quand on prétend les livrer en l'état malgré l'écriture, le montage, l'anglage, la réflexion?
Enseignant dans un atelier de creative writing à l'Université de l'Iowa, D'Agata considère ses enquêtes comme des essais quand bien même il en manipule les faits pour atteindre une vérité "plus élevée" que celle de l'exactitude: "I am seeking a truth, here, but not necessarily accuracy". A l'instar de son plus auguste confrère William T. Vollmann, il fait volontiers appel à la fiction pour combler les trous et ces endroits où l'enquête n'est plus suffisante pour faire voir, faire entendre ou faire ressentir. Dans le pays où, après Bob Woodward et Carl Bernstein, la quête de la petite bête est un sport national, cette position compliquée et très polémique lui a inévitablement valu quelques coups de pied au cul bien sentis de ses éditeurs, de la critique, et de Jim Fingal, fact checker de son métier avec lequel il a entrepris un passionnant bras de fer théorique dans le livre The Lifespan of a Fact.
A l'origine de la polémique, il y a une enquête commandée à D'Agata par Harper's sur le suicide de Levi Presley, un adolescent résidant à Las Vegas défénestré du haut de la gigantesque tour du Stratosphere; bourré de littérature et de torsions factuelles, l'article fut retoqué par le comité éditorial de la revue puis revendu au Believer, fameuse revue multidisciplinaire dépendant de McSweeney's et dirigée par Vendela Vida. On en retrouve tous les mots, toute l'ambiguité et tout l'insondable horizon dans Yucca Mountain (About a Mountain en v.o.), qui vient de paraître en Français chez l'excellent éditeur belge Zones Sensibles.
Au premier regard, le livre a pourtant l'air d'être une enquête journalistique tout ce qu'il y a de plus traditionnelle: une investigation pointilleuse sur Yucca Mountain, petite montagne de roches située dans le désert du Nevada à 140 kilomètres de Las Vegas dans laquelle l'état américain envisageait d'enfouir les 77 tonnes de déchets radioactifs rejetés par les centrales nucléaires de tout le pays jusqu'à ce que l'idée soit abandonnée en 2010 par l'Administration Obama. Il faut dire qu'à l'inverse de l'utopique Onkalo, en Finlande, le projet suintait les incertitudes et la suspicion. Outre l'inépuisable chaîne de soucis insolubles liés à la vertigineuse durée de vie du projet (première échéance, 10.000 ans), Yucca Mountain fleurait de partout la corruption et le lobbying acharné: pendant qu'on faisait défiler les bus scolaires sur le site, les scientifiques se creusaient encore la tête sur comment rendre la paroi de la montagne étanche aux eaux de pluie. Dès la première page, on comprend pourtant que l'intention D'Agata n'est pas de s'en tenir au sempiternel doublon voyage/entretien. Il accompagne sa propre mère venue s'installer à Las Vegas et c'est d'abord en citoyen ordinaire qu'il ausculte ce qui sourd sous les meadows assoupis des quartiers résidentiels de la ville. Ce qu'il déterre grain de gravier par grain de gravier - spoliations de terres indiennes, mafia, occultations scienfitiques, le taux de suicide le plus élevé des Etats-Unis - est au-delà de l'édifiant: tout est lié et tout virevolte en spirale autour d'une seule et même thèse terrible sur l'Amérique telle qu'elle tremble face à son futur et à ses démons, et dont Las Vegas et Yucca Mountain sont seulement des symptômes:
"Je ne crois pas que Yucca Mountain soit une solution ou un problème. Ce que je crois, c'est que la montagne est le lieu où nous sommes, le point où on en est - un lieu que nous avons étudié en long et en large, plus que n'importe quel autre endroit du monde - et qui pourtant reste inconnu, révélant l'étendue de la fragilité de ce que nous pouvons connaître".
A moins de décortiquer l'appareil de notes qui explicite pas à pas, mensonge après mensonge tous les faits que D'Agata a tordu et aggrégé pour arriver à ses fins littéraires, Yucca Mountain est l'un des livres les plus fatalement et précisément vrais que vous pourrez lire sur l'état actuel des Etats-Unis d'Amérique.
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