Quelques lecteurs parisiens se souviendront sans doute de Philippe Delvosalle, ce jeune homme à l’accent belge bien marqué, qui intervenait dans l’émission Songs of Praise sur Aligre Fm et qui fut dans les années 1990 à l’origine du très beau fanzine Bardaf (un premier numéro consacré à Sonic Youth, puis deux numéros contenant des dossiers fournis sur ESP Disk, les Red Krayola, Daniel Johnston, Philip K.Dick, William Burroughs...) et du label Ubik dont les 45trs aux pochettes sérigraphiées faisaient la joie des amateurs de mail-orders et de musique lo-fi (Folk Implosion, Jad & David Fair, Wio, Les Brochettes). Retourné en Belgique, Phiilippe poursuivit ses activités de défricheur-passeur (de musiques, de films ou de livres) à la Cinémathèque de Bruxelles et à la Ferme du Biéreau, contribuant à la programmation du Ptit Faystival, de Filmer à tout prix ou de l’Âge d'or, alimentant son passionnant blog Globe glauber (en hommage au cinéaste Glauber Rocha) ou partageant ses découvertes musicales dans l'émission MU sur Radio Campus.
Désormais « médiathécaire » à Point Culture, Philippe a lancé en 2012 un nouveau label, Okraïna ( « faubourg » en langue russe, inspiré du film du même nom de Boris Barnet), aux deux constantes « éditoriales » : des disques vinyls 25 cm, et qui sont à chaque fois illustrés par la même graphiste-dessinatrice, Gwenola Carrère (il raconte la genèse de son label). Le genre musical privilégié ici est une sorte de folk-music, plus précisément « forgeant des connexions ‘avant folk’ entre l’ancien et le nouveau monde », selon le critique de Wire Alex Neilson. Le label assume effectivement un rôle de transmission, en sortant notamment des reprises de chansons médiévales par Eloïse Decazes (la chanteuse de Arlt) et le guitariste canadien Eric Chenaux, ou un cycle de chansons traditionnelles rassemblées et arrangées par le compositeur italien Luciano Berio pour sa femme, la chanteuse Cathy Berberian (réinterprétées ici par Eloïse Decazes et la musicienne française Delphine Dora). Le label revivifie aussi la scène folk américaine des années 1960-1970 en publiant des inédits de Ed Askew ou Ed Sanders (tous deux issus de la constellation ESP Disk), ou témoigne d’une certaine volonté européenne (en même temps que La Souterraine, ou La Novia, en France) de revisiter ou restaurer ces patrimoines anciens de manière vivante, non-muséifiée (avec le musicien belge Ignatz notamment).
Ces rencontres entre l’ancien (la tradition) et le nouveau (la réinterprétation), l’Europe et l’Amérique, se concrétisent chez Okraïna de manière récurrente par des duos, des rencontres (Decazes / Chenaux, Decazes / Dora, Ignatz / Harris Newman, Ed Askew / Steve Gunn, Ed Askew / Joshua…). Une des plus belles (et aussi la plus récente du label), a lieu chez Rev Galen, réunissant Catherine Hershey, qui chante les poèmes de son grand-père Galen E. Hershey, pasteur-fermier à Pontiac (Michigan) et Gilles Poizat (guitare, trompette, voix), comme la mise en musique emblématique (au carré, dirions-nous) de cette connexion qui traverse le temps et l’océan.
Rev Galen seront justement en concert ce mardi 26 avril 2016 à Petit Bain, en première partie de leurs amis Arlt. Quand vous aurez été jusqu’au bout de cette discographie, commentée par Philippe Delvosalle, on espère que vous aurez envie d’y aller les écouter, et de vous procurer cette très belle collection de disques « du faubourg », si proches et lointains à la fois.
Okraïna #1 (automne 2012) – Éloïse Decazes et Eric Chenaux : [s/t]
« Un disque de reprises (reprise en mains, reprise en bouche) d’anciennes chansons traditionnelles françaises par Éloïse Decazes au chant (a capella sur deux morceaux) et Eric Chenaux à la guitare (et ponctuellement au field recording). J’ai vérifié dans les strates profondes de ma boite mail : j’ai découvert la musique d’Éloïse et Eric – et celle du groupe d’Éloïse, Arlt – en mai 2010 par un mailing des Disques bien qui annonçaient un concert de MJO, Éloïse et Eric à la Java à Paris. Les deux lignes de description de leur musique avaient titillé ma curiosité. J’avais contacté Arlt pour acheter leur premier album non distribué en Belgique puis je les ai interviewé pour mon boulot de médiathécaire à Bruxelles et fait jouer en concert à la Ferme du Biéreau à Louvain-la-Neuve. On a fait connaissance. Le courant est bien passé, on a parlé de ces chansons médiévales, à l’époque uniquement écoutables en ligne et sur un petit CD-R tiré à 30-40 exemplaires et distribué dans le premier cercle de leurs amis proches. L’idée de relancer un label, plus de dix ans après la mise en veilleuse de mon label lo-fi Ubik me trottait en tête (en grande partie grâce à / à cause de mon amie Catherine Plenevaux et de son label Lexi Disques). Lors d’un passage à Paris j’ai revu Éloïse et rencontré Eric dans un salon de thé de Montparnasse et on a décidé de faire ce disque. Ça a été l’étincelle qui a mis le feu à la mèche de cette envie qui couvait depuis un certain temps… »
Okraïna #2 (printemps 2013) – divers musiciens : compilation La Balade du Beau
« Entre le début des années 2000 et le début des années 2010, entre Ubik et Okraïna, j’ai entre autre vécu cinq ans à la Ferme du Biéreau à Louvain-la-Neuve. Une communauté qui dans les murs plusieurs fois centenaires des écuries de la ferme programmait à la fois un cinéclub et de nombreux concerts (The Ex, Fred Van Hove, le premier concert hors de France de Colleen, toute la scène bordelaise des Potagers natures et aussi toute la scène fingerpicking et « New Weird America » : Jack Rose, Glenn Jones, Harris Newman, Pelt, No Neck Blues Band, Sunburned Hand of The Man, etc.). Un ami de Louvain-la-Neuve, daniel duchamP, amateur de musique et musicien lui-même, avait pris pour habitude d’enregistrer une partie de ces concerts (le pan le plus acoustique, le plus calme, le moins rock et amplifié ; à la fois en adéquation avec ses goûts et avec sa technique d’enregistrement – assis dans le public avec un simple couple de bon micros pointé vers les musiciens) pour en garder une trace. L’idée a donc été de donner une existence discographique à ces enregistrements qui « dormaient » (du chant habité de Larkin Grimm aux boites à musique customisées de Paul Metzger en passant par le fingerpicking virtuose et hypnotique du londonien Cam Deas) et à publier une trace de la vivacité temporaire d’une scène, de la vibration particulière d’un lieu. »
Okraïna #3 (automne 2013) – Ignatz et Harris Newman : Bring you Buzzard Meat
« Le musicien flamand Ignatz est depuis quelques années un de mes musiciens préférés, j’ai quasi tous ses disques et j’ai dû le voir jouer vingt ou trente fois. Pourtant la toute première fois que je l’ai vu en concert, lors d’un festival Kraak à Hasselt, sans doute au moment de la sortie de son premier album, vers 2005, je n’avais pas été subjugué. Le gros déclic est venu avec son troisième album, en 2008. Depuis lors, il m’étonne à chaque fois, à chaque enregistrement, à chaque concert. Et il y a une part de mystère là-dedans parce que ce qui me fascine chez lui c’est qu’à la fois on reconnait sa musique, sa patte, son son, son univers en dix secondes – on pourrait avoir l’impression qu’il se répète, que c’est à chaque fois pareil – ET que, par ailleurs, dans les nuances et les subtilités, il se renouvelle sans cesse. C’est à la fois toujours quasi pareil… et plein de surprises ! Comme la souris Ignatz de la BD de George Herriman qui a passé trente ans (de 1913 à 1944) à lancer quasi quotidiennement une brique à la tête de Krazy Kat : c’est des centaines, des milliers de fois le même geste… et à chaque fois réinventé. Ici, sur ce disque initialement sorti en CD-R de tournée à quelques dizaines d’exemplaires, il joue en duo avec Harris Newman, guitariste canadien que j’avais découvert via Glenn Jones, fait joué à la Ferme et qui entretemps a plutôt tourné le dos à sa musique pour masteriser celle des autres. Il avait remastérisé les chansons d’Eric et Éloïse pour Okraïna #1. C’est comme ça que le contact s’était fait. Au moment de lancer Okraïna, il n’y avait que deux éléments bien clairs : le format 25cm et (toutes) les pochettes confiées à l’illustratrice Gwénola Carrère. Avec cette troisième sortie, pas du tout prévue au moment de lancer le label, apparaissent pourtant déjà une série de fils rouges non prémédités comme la résurrection d’enregistrements oubliés ou confidentiels et la sur-représentation statistique des duos de musiciens dans le catalogue du label. »
Okraïna #4 (automne 2014) – Ed Askew (avec Steve Gunn et Joshua Burkett) : Rose
« Deux duos (encore !) et deux sessions radio du singer-songwriter new-yorkais septuagénaire Ed Askew avec deux complices beaucoup plus jeunes que lui. Auteur de l’album « Ed Askew / Ask the Unicorn » sur ESP Disk en 1968, Ed n’a jamais arrêté de faire de la musique même s’il n’a plus sorti de disques jusqu’en… 2005 (avec l’édition tardive par De Stijl de ce qui aurait dû être son second album au tout début des années 1970). Puis dans les années 2010, Ed était très actif pour proposer sa musique sur Internet (sur Youtube et sur une page BandCamp riche de quelques dizaines d'albums numériques inédits). Mon ami David Jarrin avec qui je fais de la radio chaque semaine depuis plus de dix ans avait déniché sur archive.org une session radio avec Joshua Burkett, un musicien relativement peu connu mais qui avait sorti en 2001 l’album Gold Cosmos (avec des apparitions ponctuelles de Chris Corsano, Ben Chasny, PG Six, Matt Valentine, etc.) que David et moi considérons comme une pure petite merveille. Aussi très fan du disque Imperfiction de Ed Askew sur Drag City, de sa manière de raconter les histoires – et d’y assumer sa place de sujet – ainsi que de sa voix, je l’ai donc contacté. Puis en novembre-décembre 2013 – à plus de 70 ans – il a entrepris sa première petite tournée européenne, j’ai co-organisé son concert bruxellois et on s’est rencontrés « dans la vraie vie ». »
Okraïna #5 (été 2015) – Ed Sanders : Yiddish-Speaking Socialists of the Lower East
« Un autre Ed, (ex-)new-yorkais, septuagénaire et ayant sorti des disques sur ESP à la fin des années 1960. En 2013, au boulot, à La Médiathèque, on travaillait sur un projet intitulé « Insolutherie » et consacré aux musiciens qui construisaient leur(s) propre(s) instrument(s), de Moondog et Harry Partch à Charlie Nothing et Paul Metzger. Dans ce contexte, mon ami et collègue David Mennessier a déniché une vidéo du morceau de poésie documentaire « Matisse » de l’ex-leader des Fugs où celui- ci présentait aussi ses instruments : une cravate sonore et un petit synthé à doigts baptisé « pulse lyre ». En poursuivant mes recherches, je suis tombé sur ce morceau de 18 minutes, sorti en cassette, où Ed Sanders raconte quelques décennies de militance juive à New-York des pogroms est- européens de la fin du dix-neuvième siècle à l’organisation en syndicats et partis politiques avant, pendant et juste après la première guerre mondiale. Ici aussi, sa manière de raconter une histoire, à la fois excessivement bien documentée et nourrie d’éléments personnels et sensibles, et de lui donner voix m’a bouleversé. Je savais en sortant ce disque – un morceau parlé, très long – que ça ne serait pas le disque le plus facile à écouler de mon catalogue mais j’étais touché tellement profondément que je me suis lancé sans réfléchir trop rationnellement. Le disque ne plait pas à tout le monde, « ça passe ou ça casse » mais ce qui me fait très plaisir, c’est que je reçois des échos très positifs, proches de mon resenti, justement de la part de gens qui justement comptent beaucoup pour moi : mon ami Emmanuel Levaufre (par qui j’avais découvert le label ESP au début des années 1990 par un article pour mon fanzine Bardaf !), Ed Askew et son musicien Jay Pluck, Chris Corsano, mon ami Antonin de la distro Atila Tralala, mon amie Beata… »
Okraïna #6 (été 2015) – Eloïse Decazes et Delphine Dora : Folk Songs Cycle
« Eloïse et Delphine reprennent tout le cycle de chansons folk – ou d’inspiration folk – que le compositeur Lucianno Brio avait adaptées – ou composées – pour sa femme, la cantatrice Cathy Berberian, dans les années 1960. Mais elles le font en s’afranchissant d’une démarche classico- classique, rivée à la partition, renouant avec l’intuition de l’oreille et « re-folkisent » donc un peu ces chansons populaires passées du côté des musiques écrites. A nouveau un duo (avec des apparitions discrètes à la guitare et au mix de l’ami Mocke). Et pour la première fois, avec Eloïse Decazes, une musicienne qui sort un deuxième disque sur Okraïna, qui repasse par notre petite cabane qui se voyait plus comme un refuge de passage que comme une maison-mère ayant pignon sur rue. »
Okraïna #7 (hiver 2016) – Rev Galen : [s/t]
« En compagnie de Gilles Poizat (guitare, trompette, voix), Catherine Hershey chante les poèmes de son grand-père Galen E. Hershey, pasteur-fermier à Pontiac (Michigan). J’avais découvert l’album solo de Gilles puis plus tard ce projet avec Catherine Hershey via la page Facebook de Arlt dont tout le monde sait qu’elle est beaucoup plus qu’une page d’auto-promotion du groupe mais une sorte de carnet de notes – d’écoutes et de lectures, de découvertes et de rencontres – qui documente un faisceau d’inspirations et d’influences dans lequel je me reconnais très souvent. Chez Rev Galen, il y a la beauté des textes, la concision des morceaux et du disque (8 chansons en une vingtaine de minutes), le rapport entre les deux voix et deux personnalités de Catherine et Gilles et ce côté à la fois très beau, très pop ET très singulier et hanté. Ici aussi, les réactions très enthousiastes de beaucoup d’auditeurs font chaud au cœur : ce disque touche profondément beaucoup de ceux qui l’écoutent. Et… un autre duo ! »
Et voilà ce qu’en dit Carherine Hershey elle-même : « Galen était un pasteur presbytérien dans le Michigan. Il a grandi dans une famille de fermiers et de pasteurs dans L’Iowa. C’était une personne très réservée, silencieuse, que je n’ai pas très bien connu. Les carnets m’ont étés envoyés par mon père il y a cinq ans. J’avais un souvenir d’enfance d’un poème avec des corbeaux que Galen m’avait récité un soir avant de dormir et j’ai demandé à mon père si c’était possible que ce poème soit de lui. Je ne savais pas qu’il en avait écrit autant. Les poèmes étaient tapés à la machine à écrire et reliés pour les gens de sa paroisse et dédicacés à ma grand-mère. Quand je les ai ouverts la première fois c'était étourdissant. Comme si il revenait des morts pour me parler du ciel et de l'amour, de son rapport au cosmos et à dieu, de sa vie d’homme sur la terre. Puis j’ai eu l’envie de les chanter. Les mélodies me venaient très vite, s’imposaient. Je connaissais l’album de Gilles (Microcosmos) et avant même de l’avoir rencontré je voulais faire de la musique avec lui. Je lui ai envoyé le premier morceau Warm august wind en lui demandant si il aimerait lui aussi travailler à partir des textes de Galen. Il a enregistré Heart Lyric (que j’ai écouté en boucle). J’ai envoyé à Gilles les poèmes qui avaient une matière qui lui ressemblait, dans l’écriture mais aussi purement au niveau de la sonorité des mots. »
A venir chez Okraïna #8, #9, #10 (2017) – Greenberger-Jones-Corsano, La Maison d’amour, Senyawa
« Un disques d’historiettes de vies, collectées auprès de veilles personnes et dites par David Greenberger (admiré depuis plus de trente ans par des gens tels que Matt Groening, Laurie Anderson, Robyn Hitchcock ou Jad Fair pour son projet « Duplex Planet ») accompagné ici par Glenn Jones à la guitare et Chris Corsano à la batterie. Puis, La Maison d’amour, un très beau projet de musique persane de Léonore Boulanger et Mâm-li Merati et la bande-son (chansons et transitions en field recording) de Calling the New Gods, le film consacré par Vincent Moon au groupe indonésien de Rully Shabara et Wukir Suriyadi… Un trio… et deux duos ! »
Arlt et Rev Galen seront en concert au Petit Bain le 26 avril prochain, achetez vos places ici.
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