Il n'y a pas vraiment de mots pour dire ce que l'on ressent quand on perd l'artiste par lequel on a découvert la musique.
Je ne parle pas de celui ou celle qui vous a fait danser la première fois devant la radio ou la télé, ou que vous faisaient écouter vos parents le matin de Noël sur la chaîne chromée du salon ; mais du premier qui est rentré dans votre intimité pour vous troubler au plus profond de votre être esthétique, social, sexuel et vous faire vous poser des questions sur les raisons qui font qu'un refrain, un son de batterie ou une voix d'homme transformée en voix de femme vous bouscule, vous révulse ou vous procure du plaisir, du premier qui vous a donné le sentiment que vous étiez en train de grandir, que votre personnalité était à portée de choix, et que ce choix allait compter très fort dans la personne que vous étiez en train de devenir.
Je parle de l'artiste qui vous a fait muter de préado curieux en apprenti mélomane obsessionnel. De celui qui a fait que vos parents ont commencé à vous regarder autrement que comme un amas informe de chaos et d'agitation, plutôt comme un bloc d'alterité à respecter, de goûts et de mystères à déchiffrer. De celui qui vous a poussé le premier, un jour de 1986 ou 87, à rentrer seul chez un disquaire de La-Baule-les-Pins ou dans le kiosque de l'Aquaboulevard pour vous perdre pour la première fois dans un bac rempli de disques ou cassettes aux pochettes mystérieuses dont vous avez fini par choisir, sous le regard inquisiteur de l'ado attardé derrière le comptoir, un album au petit bonheur la chance en espérant ne pas rentrer à la maison avec un truc nul ou trop malsain.
Il n'y a pas vraiment de mots pour dire ce qu'on ressent quand disparaît le premier artiste qu'on s'est approprié de manière accidentelle ou arbitraire, par goût du risque ou envie de trancher avec les goûts de sa soeur, de son père, de son frère, parce que c'est très différent de la tristesse qu'on ressent quand on perd un être proche ou un artiste adoré dont on attendait encore des prodiges et dont on trouve insupportable que son corps, sa voix, soit relégués au passé pour l'éternité. Ce sentiment s'apparenterait plutôt à celui qu'on éprouve à la disparition d'un ami d'enfance, voire d'un pan de l'enfance elle-même, dont on sait pourtant depuis ce moment où l'on est devenu fan d'un artiste de musique pour la première fois, qu'elle est déjà terminée et qu'elle ne reviendra pas.
Il n'y a pas vraiment de mots pour dire ce que l'on ressent quand on perd l'artiste avec lequel on a découvert la musique parce qu'en tant que Démiurge de tout votre monde musical et cause première du big bang qui l'a fait naître, il est responsable, d'une manière ou d'une autre, de toutes les choses que vous avez appris à aimer ou honnir après. Aussi étrange que ça puisse paraître à ceux qui ne voyaient en Prince qu'une pop star interplanétaire ou un prodige du funk, je suis ainsi certain de lui devoir mon amour de la techno, de la musique concrète, du shoegaze, de l'indie rock, de l'electronica, du rock dur, du r'n'b, de la house, de la musique expérimentale, du psychédélisme.
Il fut la première voix dont j'ai aimé reconnaître la moindre inflexion, mais aussi le premier producteur qui m'a sensibilisé aux mystères du son, de la répétition, de la durée. Toute ma vie de fan de musique, de l'adolescence jusqu'à la trentaine bien entamée, j'ai fait des compilations de Prince, en cassette ou en CD-R, à l'attention de mes proches ou de mes amis, le plus souvent pour tenter de les persuader de son génie de metteur en son, d'expérimentateur, et leur montrer l'Auteur derrière les clichés, le gloss sur les lèvres, l'immense notoriété.
La sélection musicale ci-dessous, réalisée à la hâte ce matin en fouillant dans une discothèque mal rangée et pleine de trous dont je me disais depuis des années que rien ne pressait pour les combler, est sans doute la dernière mixtape de Prince que je fais. On y trouve beaucoup des morceaux de Prince qui m'ont le plus troublé, passionné ou excité à l'orée de l'adolescence, plus quelques pépites méconnues de sa discographie tardive, par vice mélomane sans doute, moins mes morceaux préférés de Lovesexy, album que j'adore mais dont la version CD qui a le plus circulé se distingue, comme tous ceux qui l'ont acheté à l'époque s'en souviennent sans doute, par le fait que tous les morceaux sont compilés sur la même plage.
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