C'est à travers Modern Kosmology, son dernier album sorti en juin dernier, que je découvrais Jane Weaver, musicienne et productrice multi-instrumentiste de Liverpool. J'étais loin de me douter que sa discographie était aussi fournie. Active depuis les années 90, d'abord dans des groupes de pop rock comme Kill Laura et Misty Dixon puis en solo dans un registre plus folk, ce n'est qu'en 2014 que Jane Weaver rencontre le succès qu'elle mérite en sortant l'album The Silver Globe, celui qui la révélée à plus grande échelle. C'était le départ vers une exploration d'horizons pop, de superpositions sonores et de beats motoriks. C'est de sa curiosité sans borne pour les instruments exotiques et son amour pour l'exploration des musiques du monde que naissent ses albums, collections de morceaux qui, tout en respectant le format de chanson pop, parviennent à dérouter.


Modern Kosmology apparaît comme son travail le plus abouti du point de vue de l'écriture, de l'interprétation et de la production, tous réalisés par Jane Weaver qui garde ainsi un contrôle et une liberté totale sur ce qu'elle sort. Hypnotisant, presque mystique, chaque morceau s'articule autour de lignes de synthés analogiques enivrantes et constitue un fascinant voyage dans la psyché de l'artiste. J'ai voulu lui poser quelques questions sur son rapport à la nostalgie, son engagement pour les femmes dans la musique et ses méthodes de production.

Jane Weaver - The Silver Globe (Full Album)

Tu sembles avoir un pied dans le passé avec la folk traditionnelle et les arrangements minimalistes, et l'autre dans le futur avec l'utilisation d'instruments nouveaux et du delay sur ta voix. Tu dirais que tu es une artiste retro-futuriste ?


Oui c'est sûr. Aujourd'hui on peut faire tellement de choses et tout passer sur l'ordinateur, donc c'est agréable parfois d'utiliser du matériel d'époque qui donnent de la personnalité aux morceaux. Mais je ne suis pas contre embrasser les nouvelles technologies, les nouveaux sons et les nouvelles manières de jouer. Le son est tellement différent de nos jours. Lorsque tu écoutes du rock des 70's et que tu compares avec un morceau de RnB d'aujourd'hui, il y a un énorme gap. Tout est si expansif, tout le monde veut le son le plus volumineux. J'adore les techniques d'enregistrement traditionnelles, les vieux studios et le minimalisme mais je suppose qu'il faut avancer avec son temps. C'est important d'être à l'écoute des nouveautés aussi, surtout du point de vue d'un musicien. Quand tu écoutes quelque chose pour la première fois en étant gamine et que tu le réécoutes au casque des années plus tard, tu découvres des sons dont tu ne soupçonnais même pas l'existence. Tu ne pouvais pas l'entendre correctement à l'époque et maintenant, tout a été remastérisé de manière digitale.


Certains ont connu ton travail grâce The Silver Globe ou Modern Kosmology mais pourtant tu es active dans cette scène depuis plus de vingt ans. Pourquoi penses-tu que tu as ce genre de reconnaissance seulement depuis quelques années ? Ta musique serait-elle plus accessible aujourd'hui ?


Peut-être. J'ai l'impression d'avoir toujours fait la même chose. La popularité d'un artiste ressemble à des vagues, parfois ça marche et parfois moins. Je pense que c'est une affaire d'être au bon endroit au bon moment. En vieillissant, tu peux te reposer sur ton expérience et le catalogue de travail que tu as produit et tu arrives à un stade où tu n'en as plus rien à faire de ce que les gens peuvent penser. Tu te sens plus libre. Lorsque j'avais la vingtaine, je me souciais toujours que mon travail ne soit pas assez branché ou ne plaise pas. Avec les années, tu apprends à te concentrer sur ce que tu sais faire le mieux.


Ton public a quand même largement explosé depuis 2012 et la sortie de ton album The Fallen by Watch Bird.


C'est sûr. C'était dû à un nombres de choses qui se produisaient au même moment. Principalement, The Fallen By Watch Bird avait eu de bonnes critiques mais je n'ai fait quasiment aucun concert pour le jouer. Donc quand j'ai sorti The Silver Globe, il y avait une petite plateforme de gens qui avaient apprécié les précédents et qui avaient hâte d'entendre la suite. Je commençais aussi à avoir pas mal d'offres de concerts, ce qui était tout à fait nouveau pour moi. J'en faisais vraiment très peu auparavant. Le fait de constituer un groupe pour jouer en live m'a beaucoup aidé à apprécier les concerts. Je n'avais plus tout ce stress du live en solo.

Jane Weaver - The Fallen By Watchbird

04:09

Tu as créé le label Bird en 2001, que tu appelles un "sonic sisterhood". A ce moment là, c'était important de créer un espace créatif libre pour les musiciennes ?


Tout est une question d'égalité. Je fais de la musique depuis l'âge de seize ans et la scène m'a toujours paru assez inégale et en manque de diversité. Il y a tellement de musique qui se crée mais ce qui se démarque de la masse est rarement représentatif de ce qui se passe vraiment. On entend beaucoup de chanteuses pop et de groupes de mecs mais les médias "mainstream" semblent faire l'impasse sur ce qu'il se passe entre les deux. Du coup, il y a quelques années j'ai décidé de créer mon propre label parce que je n'étais signée chez personne à l'époque et que j'avais des amis et des gens dont j'avais entendu le travail, qui avaient du mal à trouver les bonnes opportunités. Je voulais partager leur musique avec le reste du monde. 


Le fait de faire entendre les voix de femmes est toujours une question d'actualité ?


Oui, car je pense que nous n'avons pas encore atteint l'égalité. Pas seulement en musique mais aussi dans l'industrie du spectacle en général où l'égalité de salaire, par exemple, n'est toujours pas d'actualité. Beaucoup de problèmes mériteraient d'être davantage mis en lumière. Je regardais les notes sur le livret d'un album de Yoko Ono récemment et elle parle de féminisme et de la représentation de la famille. De toute évidence, les années 70 ont vu la naissance d'une certaine forme de féminisme et c'est toujours d'actualité. Il évolue lentement. D'incroyables avancées se sont produites et les choses s'améliorent d'une certaine façon. On doit juste être positif et ne pas s'arrêter sur les aspects négatifs.


Le premier album que tu as sorti sur Bird était celui d'un artiste libanais appelé Mansour Rahbani. Comment ton amour pour la musique moyen-orientale est-il né?


Ca a commencé il y a à peu près sept ans. Mon mari adore la musique turque et la "protest music". Un jour, à une brocante il est reparti avec une chanson sans savoir d'où elle sortait exactement. On savait juste que ça provenait du Moyen-Orient. Tout était écrit en arabe donc ça nous était incompréhensible. Il s'avère que ça provenait d'une artiste appelée Najat. Ce morceau a été d'une grande inspiration pour moi. C'est une voix de femme arabe qui sonne assez traditionnel mais complètement fou en même temps. Cette découverte m'a introduit à un monde parallèle que je ne comprenais pas encore. J'ai accumulé beaucoup de vinyles que je n'ai pas encore eu le temps d'écouter. Pour la plupart, je ne sais même pas qui sont les artistes, je vais devoir essayer de traduire de l'arabe. Je pense que je vais m'amuser !

Jane Weaver - Did You See Butterflies?

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Tu as aussi réédité Seven Waves de Suzanne Ciani en 2012. A-t-elle eu un impact sur ton propre développement musical ?


Suzanne est quelqu'un que j'ai découvert grâce au label de mon mari, Finders Keepers. Je ne savais pas grand-chose de Suzanne avant 2010. Je l'ai rencontrée depuis et maintenant je connais mieux son histoire et toute la musique publicitaire qu'elle faisait pour Atari, tous les petits jingles. Je la trouve incroyable, elle est vraiment futée. C'est une artiste unique en son genre. Je suis restée bloquée sur l'une des chansons de ce disque, "Paris 1971", un truc très new age. C'est tellement hypnotique et relaxant. Je pourrais écouter ça pendant des heures. Il y a quelque chose de très cérébral, mais c'est un bon lavage de cerveau. (rires)


Lorsque tu as sorti The Watchbird Alluminate en 2011, tous les morceaux étaient des reprises par de nombreux artistes différents. Comment ce concept t'est-il venu à l'esprit ?


C'est plutôt le label Finders Keepers qui l'a suggéré. J'ai fait l'album The Fallen by Watchbird et il a reçu de bonnes critiques, alors j'ai eu l'impression qu'il y avait un créneau pour proposer des versions différentes. Certaines des chansons étaient assez basiques, il y avait donc de la place pour de multiples interprétations. C'est juste une extension du disque précédent. Travailler avec Suzanne Ciani et Wendy Flower a vraiment été une joie. Suzanne travaille beaucoup la poésie, donc nous avons été dans cette direction. Sa voix a été le point de départ de The Fallen by Watch Bird. C'est formidable de travailler avec des gens qui sont beaucoup plus âgés que moi, plus expérimentés et qui méritent une plus grande visibilité. Les amener à s'impliquer dans un projet contemporain, ça fait du bien. Espérons qu'ils ont passé du bon temps aussi. (rires) C'est similaire à ce que j'ai fait avec Malcolm Mooney sur Modern Kosmology. Il a une si belle voix poétique.


Comment as-tu commencé à travailler avec lui ?


Mon mari avait déjà rencontré Malcolm Mooney, c'est un ami de la famille. Il venait au Royaume-Uni et j'ai pensé que ce serait génial de travailler avec lui. Je ne voulais pas qu'il fasse quelque chose de semblable à CAN ou à tout ce pour quoi il est connu. Il a une voix parfaite pour le spoken word alors je voulais essayer de l'intégrer dans le morceau. Quand je lui ai envoyé la démo, c'était terrible et j'ai dû lui dire :"Ne t'inquiète pas, ça va être bien. Crois-moi, s'il te plaît!". Il était très gentil et a tout de suite accepté. On a réussi à se caler quelques heures dans le studio quand il est venu. J'ai écrit un tas de mots et Malcolm les a lus. Il me demandait ce que ça signifiait, mais je n'arrêtais pas de lui dire que ça n'avait pas d'importance. (rires)

Jane Weaver - The Architect

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Sur Modern Kosmology, c'était la première fois que tu produisais l'album toi-même du début à la fin ?


J'ai toujours produit tout, sauf un ou deux morceaux qui ont été produits par mon mari dans le passé. Quand je suis en studio, je travaille principalement avec un ingénieur. Nous avons des jours où le groupe vient jouer et après ça, j'ajouterai peut-être des boites à rythme, tous les synthés, des parties de guitare, beaucoup de basse. Le dernier disque est différent de Silver Globe à cet égard. Cet album est plus basé sur le travail en studio qui a duré environ dix-huit mois. Avec Silver Globe, ça n'a été qu'un petit succès pour moi. Les gens me disaient qu'ils aimaient vraiment mon disque et je me suis dit : "Oh, je n'ai jamais été dans une position où les gens aiment vraiment mes disques". (rires) D'un point de vue artistique, tu te mets un peu plus de pression. 


J'ai entendu dire que tu es un peu une "nerd" des studios et que tu aimes particulièrement travailler dans un studio appelé EVE. Peux-tu m'en dire un peu plus ?


C'est un studio près de chez moi et le propriétaire est un collectionneur et a beaucoup de claviers et de synthétiseurs. De nos jours, beaucoup de studios n'ont plus qu'un ordinateur et quelques amplis. Pour moi, qui essaie d'obtenir des sons différents, j'aime toucher différents jouets. J'y vais depuis longtemps et j'apprécie le processus d'enregistrement. Si tu es coincé sur quelque chose, tu peux essayer avec un autre instrument. Je suis une nerd de studio à cet égard, mais pas dans le sens où je suis obsédée par des modèles spécifiques de miniMoogs ou de savoir comment les miniMoogs et les polychords sont fabriqués. J'utilise juste les instruments sans prétention. Je ne m'intéresse qu'au son que je peux produire.Je ne suis pas snob. (rires)

Jane Weaver - Slow Motion

03:35

Tu es une personne très spirituelle ?


J'ai été élevée dans une famille catholique. En gros, mon éducation était basée sur les églises, Dieu et Jésus. (rires) Évidemment, en tant qu'adulte, on observe les autres religions, les autres systèmes de croyances et on s'intéresse davantage à ce qui nous entoure. Quand tu es plus jeune, on te dit qu'une seule voie est valable, quand tu grandis, tu commences à réaliser et à comparer les choses d'une manière philosophique. Avec ce disque, j'ai été inspirée par une Hilma Af Klint qui était une personne mystique et artiste peintre. Elle peignait des formes abstraites, géométriques et était influencée par la science, tout ça au début des les années 1900. Pourtant elle n'était pas connue du tout à son époque. C'est seulement 40 ans après sa mort que les gens ont découvert son travail. Elle organisait des séances de spiritisme avec cinq femmes appelées "de Fem" (les cinq. ndt). Elles canalisaient leur énergie à travers les séances et la peinture automatique. Ce mouvement est absolument fascinant pour moi. Hilma était une occultiste et voulait utiliser cette énergie noire pour s'exprimer. Quand j'écrivais Modern Kosmology, je me suis servie de son histoire, elle était en quelque sorte ma muse. Les visuels mais aussi les paroles ont été inspirés par certaines de ces histoires. Elle a vraiment fait partie du processus créatif.


T'es-tu servie de l'écriture automatique comme elle faisait de la peinture automatique?


Comme tous ceux qui écrivent, il faut du calme pour se concentrer mais je n'ai pas fait d'écriture automatique, non. (rires) J'ai juste utilisé du vin rouge, c'est à peu près tout. Je suis aussi allée sur une île où j'ai essayé de canaliser l'énergie du paysage. Ça peut paraître dingue, mais je crois au pouvoir de la nature.



Depuis les années 1980 jusqu'à aujourd'hui, tu as vu un changement spécifique dans la pop et ce qu'elle représente ? C'est important pour toi de t'efforcer à maintenir la pop bizarre et intéressante ?


Je crois que oui. Une de mes influences est Prince, il avait la maîtrise de l'écriture d'une bonne chanson pop mais quand on écoute la production, c'est un peu inhabituel. C'est assez avant-gardiste en quelque sorte. Avec la pop, il est toujours important d'avoir une bonne mélodie, une bonne topline, mais c'est plus difficile de livrer quelque chose de créatif et différent en respectant le format. J'ai toujours aimé la pop, cet aspect ne m' a jamais quitté. Je ne pense pas que « pop » soit un gros mot, mais je vois ce que tu veux dire. Je serai toujours fan de pop même si parfois, quand j'entend ce qu'écoutent mes enfants, je ne comprends pas vraiment.