Le 18 octobre dernier, lors d’une interview accordée à Libération à l’occasion de la sortie de son nouvel album, la musicienne Weyes Blood / Natalie Mering fustigeait “la niche avant gardiste, élitiste, classiste et excluante, complètement snob et sous la suprématie de nerds mélomano-patriarcaux et d’hommes en général”. En choisissant ces termes, la musicienne a évoqué publiquement un enjeu qui peine selon moi a être problématisé en France : la question de la sous-représentation des femmes et de l’homogénéité sociale, culturelle et raciale dans le secteur de la musique expérimentale - qu’elle soit savante ou populaire, d'ailleurs.
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Je partage ce constat. Je vis à Paris, et me définis comme femme et cisgenre. Mon parcours académique et professionnel fait que j’appartiens à une élite, blanche et éduquée - tout en étant à la fois précaire, puisqu’employée principalement en freelance. En parallèle, j’ai un engagement associatif et militant au sein du collectif féministe Brigade du Stupre (avec lequel nous avons initié le cercle de soirées aux line-ups exclusivement féminins et queer Stupra Militia). Depuis mon arrivée à Paris en 2012 je fréquente régulièrement des concerts dans des cercles “alternatifs” (un réseau plutôt dense de personnalités, de salles et de soirées : Non_Jazz, French Deposit, Les Instants Chavirés à Montreuil, les soirées CmptrMthmtcs...). Ces scènes reposent sur des engagements et des partis pris artistiques souvent non-conventionnels. Les artistes qui s’expriment dans ces scènes sont souvent auto-produits ou produits selon des critères et une éthique que l’on pourrait qualifier de do it yourself.
Ces mêmes scènes revendiquent une forme de dissidence intellectuelle, une certaine éthique qui recouvre des réalités pratiques : ainsi les instruments de musiques sont souvent bricolés, distordus et détournés de leur usage habituel ; l’idée de “technicité musicale” n’est pas un critère d’entrée et les personnes qui tissent ce réseau se définissent tantôt musiciens, tantôt artistes, tantôt ni l’un ni l’autre. Pourtant dans ce contexte qui paraîtrait propice à la remise en question d’un certain nombre de hiérarchies, j'ai constaté que ces cercles étaient quasiment uniquement composés d’hommes, majoritairement blancs, et souvent issus des mêmes strates sociales. De mes multiples incursions dans différentes soirées, organisées dans différents lieux, par des programmateurs aux lignes directrices diverses, j'en ai retiré un certain sentiment d’une musique faite par et pour les hommes.
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S’il est appliqué à ce cercle restreint, ce constat n’en reste pas moins généralisable à d’autres, notamment plus exposés. Il conduit poser plusieurs questions : pourquoi croise-t-on si peu de femmes et de personnes LGBTQ (et non binaires) sur scène, et aux postes stratégiques (programmation, technique) - à Paris ? Quels processus, quelles barrières réelles et symboliques conduisent à l’invisibilisation de ces personnes, et comment y remédier ? Comment expliquer le déficit de représentation des femmes et minorités de genre, dans les musique savantes et populaires ?
Parce qu’il est difficile d’apporter des réponses face à des questions qui adressent des enjeux multiples et témoignent de réalités complexes, mais qu’il est néanmoins fondamental d’en parler pour faire bouger le statu quo, j’ai donné la parole à plusieurs actrices et acteurs de ces scènes que je fréquente. Certain.e.s ont accepté d’y répondre, d’autres non (par manque de temps ou d'envie de s’exprimer sur ces sujets).
La musique expé à Paris : un entre-soi de “bites et de geeks” ?
Dans le contexte parisien, tout le monde semble s’accorder sur le fait que cet enjeu soit réel, particulièrement visible - et que ce milieu constitue majoritairement un entre-soi “de bites et de geeks” comme j’ai pu l’entendre dire : "Evidemment, les femmes sont sous représentées. Il n’y a pas besoins d’être engagé ou particulièrement attentif pour s’en rendre compte. J’ai l’impression que le problème se situe plus au niveau des artistes que du public néanmoins." Line, co-programmatrice de Détail, association toujours en activité ayant organisé des concerts entre Juin 2015 et juillet 2016 à Belleville.
Pour autant ce qui semble être entendu comme une évidence ne semble pas constituer un objet de débat particulièrement controversé : "Je viens de Vancouver où les gens impliqués dans la vie culturelle sont hyper conscients du multiculturalisme, du féminisme et du post-colonialisme. Beaucoup des choix esthétiques y sont liés aux politiques identitaires. Ca peut prendre des proportions assez extrêmes , mais c'est aussi un facteur de progrès. Quand je suis arrivé à Paris j'ai été surpris par le manque absolu de polémique autour de ces sujets". Max, programmateur des soirées Cmptr Mthmtcs.
collectif Discwoman (NYC)
Et quand le problème est clairement identifié, les interprétations ne sont pas unanimes : "Cette question reflète surtout une situation bien réelle, objectivable : il y a simplement plus de mecs que de “meufs” qui font de la musique, tout court. Si les "meufs" sont sous-représentées c'est que, simplement, elles sont “sous- présentes”. JZ, programmateur des soirées Le Non_Jazz / “En ce qui concerne les femmes artistes, Female Pressure édite sa base de données sur leur site, consultable par tous. Encore faut-il que les femmes artistes se manifestent un peu plus”. Nina Kardec, compositrice de musiques électroniques et DJ.
Poser cette question fait donc rapidement émerger plusieurs présupposés :
- Il y a moins d’artistes femmes, et c’est un donc décalage d’ordre numéraire qui explique leur déficit de représentation.
- Les artistes femmes sont présentes, néanmoins elles sont moins promptes à valoriser leur travail et à revendiquer leur place (donc à se produire et à faire des concerts) - ce qui explique le manque de visibilité, et donc de représentation.
Réseau FemDex (Vienne)
Néanmoins, je pense que s’arrêter à ces deux considérations revient à faire l’impasse sur l’ensemble des conditions socio-historiques non favorables à la création féminine. Et il est important de les souligner pour mieux cerner le problème. Concrètement, et pour n’en citer que quelques unes :
- La quasi absence de modèle féminins référents, auxquels s’identifier dans ces scènes (ce qui participe donc de la construction de “mythologies” et des imaginaires très androcentrés).
- L’intériorisation de l’idée de non-légitimité (elle même très genrée) qui fait qu’a priori il est plus difficile pour une fille de se lancer dans la création artistique, surtout en dehors de certains répertoires et registres “consacrés”.
- Le fait que l’usage récurrent de “technologies” dans la création musicale agit parfois comme une barrière à l’entrée.
Au delà de ces considérations, il y a un argument qui émerge plutôt rapidement : “Si il y avaient plus de femmes à des postes décisionnaires (gérantes de club/patronnes de labels/rédactrices musique etc) les choses bougeraient plus je pense”. Nina Kardec. Et pour aller plus loin, “C’est en cet endroit que la responsabilité d’un.e programmateur.rice se situe : en créant un appel d’air, je pense qu’il est possible de rééquilibrer la tendance. Choisir de donner la parole, le micro ou un lieu d’exposition à quelqu’un, c’est ouvrir ou fermer des tribunes, c’est avoir un impact direct avec ce qui est connu et reconnu, c’est donc éminemment politique. Dans le bon sens du terme.” Line (Détail).
Et la réflexion ne s’arrête pas à la seule variable du genre : “Si la foule est principalement mâle, elle est aussi majoritairement blanche, donc il y a vraiment encore pas mal de problème « d’inclusivité » sur lesquels se pencher”. Line (Détail)
‘Fuck the boys’ club’ : quelle stratégies pour faire bouger le statu quo ?
Soulever ce problème pour questionner un minimum le statu quo est fondamental. Mais ensuite ?
"Dépenser plus d'énergie à trouver des performers appartenant à des minorités serait progressiste. J'essaie de mettre cette idée en pratique, et cette volonté occupe une part de plus en plus importante de ma programmation". Max (cmptr mthmtcs).
Les stratégies pour compenser ce décalage de représentation sont au fond multiples, et difficilement systématisables. Des outils, qui s’inscrivent dans le registre de "l'affirmative action" existent, ils consistent à proposer des objectifs chiffrés en vue d’obtenir une égalité numérique. "Je pense que la parité est un point d’horizon à considérer et que les chiffres permettent de se fixer des objectifs simples, même si le ratio 50- 50 ne veut pas dire grand chose ! Je travaille dans un centre d’art et ce sont des outils qu’on utilise. Après je pense aussi que c’est un travail que chacun doit mener, avec ses propres stratégies.” Line (Détail) / "Je pense que là-dessus les choses ne sont pas encore équilibrées et qu'il faut continuer à faire des soirées à programmation exclusivement meuf. Pour que tout le monde capte que l'équilibre n'est pas inné et que le jour où on ne se posera plus la question c'est qu'elle sera dépassée". Chloé Cholot-Louis (technicienne lumière et vidéo, l’Embobineuse, Marseille).
Tara Rodgers - Pink Noises, music on electronic music and sound
Poser la question de la parité, et donc par extension de l’imposition de “quotas” comme c’est le cas dans certaines structures, est une solution ambigüe. Elle rentre en conflit avec beaucoup de démarches de programmation : celles qui visent à privilégier la spontanéité et l’aléatoire des pratiques (donner la chance à tel ou telle artiste de faire son premier concert), ou celles qui prennent en compte les demandes “entrantes” (un.e artiste en tournée qui s’insère dans le calendrier de programmation). "La question de parité est pour moi un faux débat. (...) Imposer une artiste dans une programmation juste parce que c'est une femme - et non pas à cause de la qualité de son travail serait une aberration ridicule. Pour autant, La liste d'artistes- femmes ayant joué / ou susceptibles de jouer dans le cadre de mes programmations est quand même assez vaste et éloquente”. JZ (Le Non_Jazz). La question des stratégies est donc ramenée à celle des prises de conscience et des démarches individuelles.
Dès lors les démarches d’ “auto-émancipation” prennent tout leur sens : si les lieux/structures laissent à désirer, il devient intéressant - voire indispensable - de contourner ces barrières pour créer de nouveaux espaces de diffusion et de production. “Depuis 4 ans je constate cet élan venant de tous les continents, d'artistes femmes décidées à prendre leur vie artistique en main en créant des collectifs, des blogs pour être VISIBLES ! Moi même en tant que rédactrice en chef du blog WMN! j'ai pu soutenir des artistes en les interviewant et diffusant un podcast exclusif”. Alice, créatrice de Women Multimedia Network, organisation parisienne d'évènements.
S’organiser en réseau, créer de nouvelles communautés me semble être une approche fondamentale, à l’image des nombreuses initiatives comme HerNoise (UK), female:pressure (UE), FemDex (UE), OpenSignal (USA), DiscWoman (USA), Women Experimental Music, SanturiSafari (Ouganda)....Souvent non-mixtes, ces collectifs et initiatives permettent de stimuler les échanges de point de vue, de savoir-faire et d’expérience : le réseau female:pressure est un catalogue très riche qui regroupe des centaines d’artistes féminines (plus récemment, le réseau FemDex s’est construit sur le même principe). L’agence de booking new yorkaise DiscWoman s’engage quant à elle à représenter et booker des artistes cis, trans et genderqueer - notamment dans le cadre des soirées aux line-up non mixtes “TechnoFeminism”. Au même titre que la parité, la non-mixité est un outil politique d’émancipation : elle n’est pas dirigée contre quiconque, mais bien pour les individu.e.s qui constituent ces cercles - et permet par ailleurs de créer des appels d’air qui nourrissent la qualité des échanges en mixité.
"self-identified non-male artists making experimental electronic music" compilation. pic.twitter.com/PoTGmhYXS9
— Hylé Tapes (@HYLETAPES)
+ LECTURES : ARTICLES / ETUDES
* Etude Female : Pressure (2015) sur la représentation homme-femme dans le champ des musiques électronique : lien
+ Cécile Prévost-Thomas et Hyacinthe Ravet, « Musique et genre en sociologie », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 25 | 2007, 25 | 2007, 175-198.
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