(c) Josh Sisk
"C'est un événement tragique, terrifiant pour les Etats-Unis. Une expression extrême et une explosion de la suprématie blanche, de la phobie queer, de la phobie trans, de la xénophobie, et de manière générale du pouls autoritariste qui court à travers les Etats-Unis. Beaucoup d’entre nous sommes en deuil, mais c’est aussi l’occasion ou jamais de se soulever et de se battre contre ces gens-là. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour protéger et améliorer le pouvoir des personnes de couleur, des femmes, des trans, LGBT, et d’autres qui sont en position de vulnérabilité maintenant. C’est le travail qu’on fait depuis toujours, mais nous devons pousser plus que jamais aujourd’hui."
Ces mots nous ont été envoyés par Downtown Boys, quelques jours après les résultats des élections présidentielles américaines. Il y a quelques mois, le groupe punk originaire de Providence, Rhode Island, venait se produire à la Mécanique Ondulatoire à Paris. Ce soir-là, leur performance était sans doute l’une des plus viscérales, généreuses et exaltées qu’il m’avait été donné de voir de mémoire récente. La chanteuse Victoria Ruiz haranguait la foule à propos des exactions policières perpétrées à travers le pays et hurlait à s’en faire perdre la voix, tandis que le groupe derrière elle tentait tant bien que mal de faire tenir la maison à coups de furie punk pleine de cuivres, de maladresse et d’excitation.
Downtown Boys fait aujourd’hui partie de ces rares groupes de rock américains à leur niveau d’envergure (relatif, certes, mais ils ont bénéficié de couvertures conséquentes dans SPIN, Fact, le New Yorker ou Rolling Stone) à se saisir directement de la question politique et sociale dans leurs textes et leur manière d’envisager la musique. Le groupe est né d’une grève organisée dans leur ville il y a quelques années pour protester contre les conditions de travail de l’hôtel dans lequel travaillait le guitariste Joey (et dont la vidéo est visible ci-dessous), et tous ses membres sont de près ou de loin investis dans la vie syndicale ou l’activisme de manière générale. L’interview ci-dessous, réalisée en juin dernier, perdue puis retrouvée (donc pas totalement perdue) est en cela édifiante qu’elle a été produite avant le Brexit et avant l’élection de Trump à la présidence des Etats-Unis. Et si elle résonne de manière aussi prégnante, c’est qu’on y sent déjà poindre une certaine forme de frustration, d’impuissance à ne pas pouvoir, comme ils le disent eux-mêmes, "renverser les dynamiques de pouvoir".
Dans quelles conditions avez-vous formé Downtown Boys, et d'où venez-vous à l'origine?
Adrienne (saxo) : Je suis venue à Providence pour y travailler dans le social, pour l'art et pour la musique. Je voulais continuer ce que j'étais en train de faire, à savoir la syndicalisation, et j'avais envie d'utiliser l'art et la musique pour ça.
Victoria (chant) : J’y suis venue pour l’activisme, et parce que c’est beaucoup moins cher que New-York.
Joey (guitare) : Les deux choses sont venues naturellement en fait, mais j'imagine que Downtown Boys est né de cet intérêt-là, de ce qui s'est passé à l'hôtel Renaissance à Providence. A l’époque, moi et Norlan on jouait dans un groupe de brass band qui s'appelait What Cheer ? Brigade, et Victoria et moi on travaillait dans cet hôtel. On a monté un syndicat pour protester contre les conditions de travail désastreuses et c'est comme ça qu'on s'est formé en fait. Victoria nous a rapidement rejoint au chant, et on est très rapidement devenus bien, bien meilleurs.
Mais justement, vous n'avez pas peur à ce moment-là d'être catalogués, de remplir la case du groupe politique de service, et que votre message ne soit pas entendu comme il devrait l'être ?
Norlan : Oui, mais il y a pas mal de choses dont on ne parle pas et qui sont politiques de toute manière. Rien que le fait que je sois le seul mec de couleur dans cette pièce maintenant, est-ce que ça ne dit pas déjà quelque chose politiquement? Peut-être que je ne le suis pas ouvertement, mais c'est quelque chose qui est intrinsèquement politique.
Vous dites que votre musique est de la musique de danse avec une visée politique et sociale. Mais est-ce que c'est le cas lorsque vous jouez à Providence ? Par exemple, vous jouez ce soir à la Mécanique Ondulatoire, qui est un endroit super où jouer, mais pas vraiment dans un quartier fréquenté par les classes populaires...
Victoria : Je vois ce que tu veux dire, mais on n'a pas de contrôle là-dessus. Notre pouvoir s'étend à ce que nous pouvons faire sur scène. Nous ne faisons pas partie du public, nous sommes juste en train de jouer. Ce que nous pouvons faire alors, c'est mettre en lumière des dynamiques de pouvoir et essayer de les renverser.
Ce dont tu parles arrive souvent à nos concerts. Parfois je m'arrête de chanter avant que ça ne s'arrête, je vais aller au milieu de la foule, même si les gens ne peuvent pas voir ma performance. Je vais haranguer les gens, et les appeler pour qu'ils viennent devant, ce genre de chose. Ça s'est passé à un de nos derniers concerts à Providence, c'était extrêmement violent, des amis nous ont envoyés des photos de leur bleus ensuite, des SMS pour nous dire que certains avaient été blessés. Dans ces cas-là on invite tous les gens du public qui ne pogotent pas, et bizarrement c'est très souvent des gens de couleur ou des femmes. À ce moment-là on joue derrière eux, personne ne nous voit.
Mais honnêtement, mon gros problème, c'est que juste des gens comme toi viennent à nos concerts. C'est super, merci, mais plein de gens qui devraient être là ne viennent pas. Ils ne veulent pas rester jusqu'à 1h du matin pour nous voir, ils ne veulent pas venir dans des bars avec plein de gens bourrés pour nous voir. Les gens qui ne sont pas du tout branchés pogo (voire même punk) devraient venir nous voir aussi. Et ça devrait être notre responsabilité que ces gens-là viennent à nos concerts.
Vous avez joué à Brighton, et dans cette ville il y a cet endroit génial qui s'appelle The Cowley Club, un centre social avec un long passé anarchiste, D.I.Y, avec un background anti-fasciste très fort...Pourquoi ne pas jouer dans des endroits comme ça ?
Victoria : Oui mais ça sert à quoi de jouer dans des endroits comme ça, où tout le monde est acquis à ta cause? Je suis sûr que ce serait génial comme tu dis, on a joué dans des endroits comme ça et on essaie d'y jouer quand on peut, mais au final on prêche des convertis.
Norlan : Ce que Victoria veut dire, c'est que si nous jouions uniquement pour des gens qui sont d'accord avec nous, qu'est-ce qu'on changerait ? On peut jouer devant des gens qui n'ont pas du tout les mêmes vues que nous, c'est comme ça qu'on peut démarrer une conversation. Si la musique est fun et agressive, peut-être qu'on peut même leur faire changer d'avis.
(c) Jen Cray
Oui, mais vous pourriez faire ça dans des zones vraiment populaires, où personne n'a jamais entendu parler de vous par exemple.
Joey : Ca me fait penser à un truc. L'autre jour on était dans un supermarché à Rennes, et il y avait ce présentoir avec tout un tas de journaux, avec au milieu un journal communiste. C'est peut-être normal chez vous, mais c'est absolument impensable aux Etats-Unis. Tu te dirais : "Putain mais qui a ramené ça ici ?" Ce serait plus une sorte d'happening ou je sais pas. Bref, tout ça pour dire qu'il y a de la valeur à ces deux types d'action. C'est bien d'avoir le lieu alternatif et anarchiste, mais si on peut aussi avoir le journal communiste au supermarché, c'est cool aussi, tu vois ce que je veux dire ?
Victoria : Et aussi pour revenir à ce truc des 5 dollars de Fugazi. C'est génial, et c'est un pan de l'histoire passionnant, mais ça reste de l'histoire. Qu'est-ce que ça veut dire, les 5 dollars aujourd'hui ? À l'époque on parle de décisions basées sur les rapports de force qu'induit la dynamique de pouvoir. Le prix du ticket et l'horaire sont des soucis logistiques, ce ne sont pas les causes profondes du problème. Et si tu as 3 personnes de couleur dans un groupe qui défend un genre fait par et pour des blancs, c'est d'une certaine manière renverser cette dynamique de pouvoir. Et en soi c'est déjà quelque chose de fort. On parle de questions de genre, de féminisme, des questions raciales, peut-être que c'est ça nos 5 dollars, nos moyens logistiques de reprendre ce pouvoir. Les 5 dollars, au fond, on s'en fout, ce n'est pas ça l'important. Si quelqu'un interviewe un groupe dans 15 ans et leur demande : " Vous vous souvenez de Downtown Boys, qui dénonçait les brutalités policières à littéralement chacun de leur concert ? Pourquoi vous ne faites pas ça, vous ?" Eh bien ce serait une manière totalement archaïque de voir les choses, d'une part parce que si ça se trouve la police sera abolie d'ici là, et d'autre part parce parler de 5 dollars aujourd'hui ne sera jamais viable pour qu'un groupe tourne, jamais.
Mary : Mais tu as raison, ce qu'a fait Fugazi à D.C est important. Je viens de là-bas, et je n'ai jamais vu une autre ville aux Etats-Unis où tu peux aller à des concerts ou dans des bars à n'importe quel âge. Des ados peuvent venir voir ton concert, ils n'ont pas besoin de frauder et c'est cool. Dans un certain sens ils ont changé la culture locale là-bas.
Il y a un effet de collage dans vos chansons, c’est très étrange, tous ces cuivres chauds et maîtrisés, et cette voix par-dessus de Victoria qui semble constamment au point de rupture, hors de contrôle. Donc une question un peu bête pour finir : comment créez-vous vos chansons ?
Joey : C’est tellement rare qu’on nous pose des questions sur la musique, c’est marrant, parce qu’on est quand même un putain de groupe (rires). Je suis content que tu la poses, ça fait du bien un peu.
Victoria : Avant d’enregistrer l’album Full Communism, on avait enregistré un autre disque, mais les gens trouvaient qu’on n’y retrouvait pas l’énergie du live, que le tout faisait un peu figé et artificiel. Pour celui-là, on est allés dans un studio, et on s’est efforcé de faire ressortir l’aspect primal du live. C’était un studio très chic et un peu cher, là où les Breeders avaient enregistré notamment. C’est un tout autre style et une toute autre énergie, mais c’est ce que j’aime dans le punk rock : tout va sonner extrêmement différent compte tenu de l’énergie que tu vas y mettre, du lieu où tu vas te produire… J’adore voir un groupe en live et me dire : "Wow, ils sonnent juste comme en studio", parce qu'en tant que musicien c’est très dur à recréer. Mais c’est aussi génial de voir un groupe et de te dire "Cette performance, là tout de suite, ne se reproduira jamais. Ces 30 minutes ne seront jamais recréées".
Propos recueillis par Marc-Aurèle Baly et Thomas no lagos.
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