Lorsqu’en 2012 surgit des écoles new-yorkaises une horde de rappeurs/euses queer, on jeta notre dévolu sur Mykki Blanco plutôt que House Of LaDosha, LE1F, Cakes Da Kill ou le très arty Zebra Katz - qui fascine encore par intermittence. Influencé par GG Allin autant que Lil’ Kim, le performer/poète/rappeur/vidéaste/acteur se montrait capable, dès "Wavvy" et "Haze.Boogie.Life", de faire trembler l’ultime rempart du rap game (le machisme clanique), jusqu’à entrevoir une possible libération des identités (sexuelles, raciales, religieuses).
Il fallait d’abord ce génie de l’egotrip hardcore pour prendre les plus féroces MCs à leur jeu de vilains. Il fallait aussi son absence de retenue quant aux prods choisies et images produites, de plus en plus radicales à mesure que la figure de Mykki se précisait – du beat au pouls morbide de "The Initiation" aux coups de sang noise de la mixtape Gay Dog Food. Après avoir frôlé le burn out en 2015, quand il annonça arrêter les frais pour devenir journaliste engagé, Blanco est-il finalement rentré dans le rang pour accoucher de son premier vrai-album-avec-la- promo-et- les-collabs-qui-vont-bien ? Réponse après 40 minutes d’entretien détendues en amont de son show au Peacock Society.
Ton premier album était censé s'appeler Michael et s'appelle finalement Mykki. Est-ce que ça veut dire que ton personnage public a pris le dessus sur ta personnalité privée ?
Non, j'ai pris cette décision parce que les gens me connaissent en tant que Mykki. J'ai pensé que c'était un peu naze d'apparaître sous mon nom de baptême. Avant d'appeler l'album Mykki, j'ai failli l'appeler Mummy. Beaucoup de très jeunes kids sont fans ma musique aujourd'hui et je me disais que j'avais un peu ce rôle auprès d'eux. De toute façon, le choix du titre est un détail pour moi. Ce qui est certain, c'est que ce disque est le plus personnel de ma carrière. Mykki va au-delà d'un nom de scène ou d'un personnage, c'est une extension de ma personnalité en tant que performer.
Mykki Blanco - "The Plug Won't"
03:41
Tu as écrit cet album en voyageant dans différents pays, notamment en Russie, que tu évoques sur le morceau Shit Talking Creep. La majorité de l'album a été écrite à Paris et Chicago. La Russie, c'était plus tôt, pour la mixtape
Gay Dog Food. Mais en effet, ce titre fait référence à cette période. J'y ai passé beaucoup de temps parce que les gens adorent ma musique là-bas. Puis j'y suis retourné pour enregistrer avec mon ami producteur Sasha DZA, qui vit dans l'un des endroits les plus reculés que j'ai eu l'occasion de voir, Vladivostok. Quand je travaille avec un producteur, j'ai besoin d'être présent à ses côtés. Je n'ai jamais aimé échanger à distance via Internet.
D'ailleurs, lors de ton dernier passage à Paris, tu as passé une annonce sur Facebook pour recevoir des instrus de beatmakers français… J'espérais me connecter avec de nouveaux artistes. Brodinski m'a bien filé quelques noms, mais ce n'est pas allé beaucoup plus loin. Guillaume de The Shoes a fini par m'envoyer quelques bons beats. Je pense que c'est avec lui que je vais collaborer en France la prochaine fois. Ce qu'il fait en tant que producteur hip hop est très différent de The Shoes.
Pourquoi as-tu choisi Woodkid et Jermiah Meece pour coproduire cet album ? Je voulais restreindre au maximum le nombre de producteurs. Quand tu écoutes cet album du début à la fin, ça sonne comme un ensemble cohérent. C'est nouveau pour moi. Woodkid en particulier m'a mené vers une direction plus "pop-rap" qui ne m'est pas forcément naturelle. Il m'a appris comment faire. Ce qui ne veut pas dire que je ne vais plus faire que ça. Vous avez écouté l'album ?
Oui. Notre impression est que c'est ton œuvre la moins claustrophobique, la plus ouverte sur l'extérieur.
Pour la première fois, j'ai essayé de rester connecté à l'actualité musicale pendant le processus de création. Alors qu'avant je m'en fichais complètement. La question était : qu'est-ce qui excite le public maintenant ? J'ai trente ans et quand je sors en club, j'aime danser sur n'importe quelle chanson, vieille ou récente, pourvu qu'elle soit bonne. Mais pour un gamin de 18 ans, tout ce qui compte est ce qu'il connaît à l'instant présent. J'ai donc observé quels types de sons, de beats, de tonalités font réagir les kids. Et quand j'ai commencé à écrire, j'étais plus conscient de là où je voulais amener Mykki Blanco. Il ne s'agissait plus juste de me faire plaisir, il fallait que ça sonne 2016 à fond. C'est dans cette direction que je veux continuer : prendre tous les trucs durs et bizarres et les filtrer à travers une esthétique plus populaire. Quelque part, c'est une démarche subversive, une sorte de sabotage.
Alors que quand tu rappais en latin sur "The Initiation", c'était plutôt une stratégie d'écluse : soit tu rentres dedans, soit tu vas te faire foutre. Tout à fait. Je veux continuer d'essayer des trucs dans le genre, mais pas forcément de la même façon. J'ai quand même fait paraître ce titre complètement taré en single ! Pour être honnête, je suis fier que cela fasse partie de mon histoire, mais je ne me vois pas reprendre un tel risque.
Mykki Blanco - The Initiation (Official Video) - Art + Music - MOCAtv
03:50
En 2015, tu as annoncé que tu voulais arrêter la musique pour te consacrer au journalisme d'investigation. Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ? J'étais arrivé à un point où mon précédent management m'empêchait de créer. Le contrat que j'avais signé m'obligeait à faire de très longues tournées. Pendant presque deux ans, je ne n'ai pas pu écrire ni aller en studio. J'ai raté beaucoup d'opportunités. Ça ne pouvait plus durer. Du coup, j'étais prêt à retourner à la fac pour apprendre le journalisme et continuer à écrire par ce biais. Certaines personnes m'ont d'ailleurs encouragé dans ce sens.
C'est aussi pour sortir de ce modèle que tu as décidé de créer ton propre label ? Quand j'ai signé avec !K7, je n'avais plus la tête à créer. C'est alors qu'un de mes amis m'a suggéré de monter mon label. Je connais beaucoup d'artistes non signés qui font de la bonne musique, et le premier objectif était de partir en tournée avec eux. Au final, ça a pris une ampleur que je n'avais pas imaginée. Notre son était hyper brutal mais les gens qui ont assisté à ces shows ont pris leur pied. Sauf que je me suis rendu compte qu'il est bien plus stressant de tourner à quatre ou cinq qu'en solo !
Tu parlais de subversion tout à l'heure. En tant que fervent pratiquant des réseaux sociaux, que penses-tu de ceux qui disent qu'Internet a tué la contre-culture ? Je ne suis pas du tout d'accord avec ça. Je crois au contraire qu'Internet a engendré de nouvelles sous-cultures digitales. Il en engendre même chaque jour, si bien qu'il est presque impossible d'arriver à suivre ! En ce qui me concerne, les réseaux sociaux m'ont beaucoup servi. Ils ont permis à des gens partout dans le monde de voir mes vidéos et de se mettre à apprécier ma musique.
Mykki Blanco est depuis le début un projet vidéo autant que musical. C'est devenu un grand atout, pour ne pas dire une nécessité absolue, dans l'industrie musicale. Je ne peux pas dire que je le savais, mais j'en avais le pressentiment. Au début, je n'avais pas l'intention de devenir musicien. Je manquais de confiance en moi à ce niveau. C'est seulement quand "Wavvy" est devenu énorme sur internet que j'ai compris que j'étais sur la bonne voie. Puis le clip est sorti et a tout changé. Grâce à la combinaison de l'image et du son, je pouvais toucher beaucoup de gens avec mon concept queer radical. Je sais que personne ne fait des vidéos semblables aux miennes et je suis très fier de ce que j'ai accompli dans ce format. A mon avis, si tu prends le job de performer au sérieux, tu sais que la vidéo est un outil puissant. Regarde ce qu'a fait Beyoncé pendant les deux ou trois dernières années ! Elle comprend ça, je comprends ça. Et si ce n'est pas ton cas, tant pis pour toi.
Mykki Blanco - Wavvy - Directed by Francesco Carrozzini
04:52
Te rappelles-tu de tes premiers gros chocs visuels ? J'ai commencé très jeune à regarder des films indépendants. J'allais au vidéoclub et j'emportais tous les trucs bizarres qui me passaient sous la main. Les clips de Missy Elliott ou Lil Kim m'ont aussi beaucoup influencé. Et puis ceux de Jamiroquai, le premier artiste que j'ai vu en concert à l'âge de six ou sept ans.
Quand tu tournes tes vidéos, tu penses plutôt clips ou cinéma ? C'est un mouvement de balancier. Ma dernière vidéo est super cinématographique, mais la prochaine que je vais tourner pour la chanson "Loner" est un clip pop dans la pure tradition du genre. C'est la première fois que je me plie à cet exercice et j'attends ça avec impatience.
Cette dernière vidéo suggère un certain désespoir quant à l'évolution du racisme et du sexisme. Comme si ça devait toujours finir dans le sang. Le truc, c'est que j'aimerais qu'il en soit autrement. Au fond de mon cœur, ce n'est pas ce que je ressens. Je voulais que cette vidéo soit très réaliste et actuelle plutôt que de verser dans la fantaisie. Tu vois, je reviens juste de trois jours en Sardaigne. Plein de plages magnifiques, de la très bonne bouffe… Et pourtant, honnêtement, je ne pense pas y retourner. Les gens là-bas sont tellement racistes ! Quand j'entrais dans un restaurant, la patronne me fixait pendant plusieurs secondes sans même me dire bonjour. Lors de mon précédent séjour en Italie, je n'avais pas ressenti ça. C'est triste à dire, mais je pense que la crise des réfugiés a rendu certains pays beaucoup plus racistes qu'ils ne l'étaient. Cela m'a mis très mal à l'aise.
Et comment réagis-tu à l'actualité américaine récente ? Sur le titre "Fendi Band", je dis :
"We gonna kill all these evil ass cops". Ce sont sans doute les paroles les plus froidement politiques de l'album. Je me sens assez coupable de ne pas être aux Etats-Unis en ce moment parce que ce qui s'y passe est horrible. Beaucoup d'événements récents dans le pays étaient plutôt d'extrême-gauche, comme le mariage gay ou l'amélioration de la visibilité transgenre. Cela a produit une forme de réaction inverse. Ceci dit, je suis sûr qu'en m'habillant comme aujourd'hui, on me regardera plus de travers à Paris qu'à New York ou d'autres villes américaines. C'est la dixième fois que je viens ici et je commence à me rendre compte à quel point c'est une ville conservatrice !
Est-ce que ce développement des extrêmes te nourrit en tant qu'artiste, toi qui aimes incarner des tendances contradictoires ? En ce moment, la politique ne parvient plus à me motiver. Elle me rend juste très triste.
Propos recueillis par Adrien Durand et Michaël Patin.
Edit le 27/01 : Mykki Blanco est en résidence pour 3 jours au SALÒ, 2x2 places à gagner pour la soirée de clôture qui aura lieu ce samedi ici.