C’est sans doute l’une des plus belles scènes du cinéma de David Lynch. Elle arrive dans le dernier quart d’heure de Lost Highway (1997), film mésestimé lors de sa sortie mais dont on célèbre aujourd’hui en grande pompe l’audace expérimentale à l’occasion de son vingtième anniversaire. À ce moment du film, cela fait bien longtemps que l’on a compris que le héros était schizophrène et qu’il avait assassiné sa femme. Cette dernière, interprétée par Patricia Arquette, se retrouve seule avec l’une des multiples incarnations de son mari (Pete), près d’une maison abandonnée au milieu de nulle part. Après une scène d'une charge érotique aussi macabre que grandiose, elle lui dit alors qu’il ne la possèdera jamais, symbolisant dans un murmure vénéneux tout l'art de la dérobade du cinéma de Lynch. Tandis que joue par-dessus "Song to the Siren" de This Mortal Coil (avec Liz Phraser de Cocteau Twins en guest vocal), la maison se met à tournoyer sous nos yeux, et c'est toute la scène qui littéralement s’embrase.

Lost Highway: Alice and Pete

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Des saynètes-clips qu'on peut difficilement isoler

Si sa puissance évocatrice est aussi forte, c’est précisément parce que cette scène n’aurait pas pu arriver avant. À ce moment-là, Lynch laisse tomber l'absurde et la farce pour embrasser pleinement le caractère jubilatoire de son cinéma, qui semble toujours se contenir par l'ironie – et il faut le dire, souvent des airs de petit malin. C’est véritablement le point culminant du film, celui où les corps se délitent, où l’on connaît tous les enjeux et où tout peut enfin exploser. Le morceau de This Mortal Coil se fait d’abord discret, puis irradie la scène en même temps que la photographie ; puis, il est repris en chemin par Angelo Badalamenti, compositeur de la musique originale du film et collaborateur de longue date de David Lynch, qui s’en empare pour le tordre et le faire plier aux délires hallucinogènes de la séquence. C’est alors toute la scène qui est frappée de divagations et de visions cauchemardesques, comme si la musique voulait entrainer les images dans le dédale fantasmagorique de son héros dérangé.  

Wild at Heart (1990) -
Wild at Heart (1990)

C'est une scène qu'on ne peut pas isoler du reste du film, malgré son caractère clippesque évident. À l'image de nombreuses séquences similaires du cinéma de David Lynch, qui ont pour elles l'attrait immédiat de l'instant de grâce (autre moment parfait, le "Magic Moment" de Lou Reed lorsque Patricia Arquette débarque dans le film, pur moment d'extase suspendue). On pense aussi au "Love Me Tender" de Nicolas Cage dans Wild at Heart, qui arrive après un moment de violence inouïe, ou à cette scène ahurissante de Blue Velvet, lorsque le personnage de Kyle Maclachlan se fait trainer de force dans le repaire du sinistre Frank, et où l'un de ses sbires peinturlurés commence à entonner une version playback du "In Dreams" de Roy Orbison. Ces moments agissent comme des catalyseurs, reprennent des tropes musicaux 50's chaleureux pour les rôtir, en suivant (ou précédant) souvent des accès de violence pure : ils capturent parfaitement l'univers lynchien fait de terreur, de sensualité et d'abimes, et ne pourraient en ce sens être réduits à des saynètes découpées.  

"In Dreams" from the Blue Velvet (directed by David Lynch)

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Et pourtant, cet univers lynchien a été grandement récupéré, surtout depuis l'explosion Twin Peaks au début des années 90, par la pop culture américaine, qui en extrait les flashs les plus marquants et les dépouille de leur trouble. Impossible aujourd'hui de ne pas trouver des références à la série, dans les films séries télé, mais plus particulièrement dans la musique pop. Depuis l'annonce des nouveaux épisodes de Twin Peaks, c'est un festival : que ce soit Flying Lotus qui s'amuse comme un con à troller son monde, ou Jon Hopkins qui joue au pianiste de bar, ou encore tous ces mixes sortis plus ou moins de nulle part qui samplent du Badalamenti (on en a des Dronecasts à la pelle, si ça vous dit).
Lost Highway (1997) -
Lost Highway (1997)

Le signe qui fait la pute, les signaux en cul-de-sac

Plusieurs raisons expliquent cela. David Lynch a toujours puisé dans les recoins de la pop culture pour en tirer des signaux visibles et en parsemer son cinéma. Ces derniers clignotent tellement qu'il est impossible de les rater ; et à vrai dire, on ne retient même parfois qu'eux. Les références aux années 50, les diners, les crooners tristes et lubriques, la sexualité débridée et ce damn good coffee : Lynch a tellement investi et retourné ces tropes qu'ils en sont devenus partie intégrante de l'imaginaire collectif, ce qui est assez cocasse, tant ils tendaient à la base à le dérégler.

Le cinéma de David Lynch, et sa musique avec, agissent comme des perturbateurs de normalité, et les atours de pop culture ne sont utilisés que comme des figures familières pour parasiter, mettre à mal ou transpercer cet état-là. Dans Blue Velvet, la tranquillité pavillonnaire n'est là que pour suggérer la terreur au cœur du cadre idyllique. Les roses rouge éclatantes mettent en évidence les bains de sang qui se tapissent dans l'ombre, ou n'existent que pour mieux faire mieux surgir cette oreille qu'on trouve dans son propre jardin. Dans un ouvrage sur Mulholland Drive paru en 2006 aux éditions Yellow Now, le critique de cinéma Hervé Aubron parle de Twin Peaks avec cette formule fleurie : "La série aura brillamment théorisé son propre culte : belle œuvre-logo où le signe fait la pute, invite l'œil en coin à un décryptage qui mène toujours à un autre signe."

Lost Highway (1997) -
Lost Highway (1997)

On pourrait appliquer cette sentence à la manière dont la pop music s'est réappropriée les codes et les motifs lynchiens. Depuis une dizaine d'années, le qualificatif semble être devenu le plus utilisé par des journalistes paresseux dès qu'il s'agit de parler d'une musique "envoutante" ou "hypnotique". L'exemple le plus probant est sans doute celui de Lana Del Rey. En 2012, lorsqu'elle a débarqué avec le clip de "Video Games", elle avait tout de la starlette lynchienne : filtres 50's, évocation d'un passé idéalisé-fantasmé, Hollywood fané et décadent, chant trainant et ennuyé, pulsions de sexe et de mort, violons languissants... et ce truc un peu limite de la femme sous l'emprise des hommes, figure archi-datée qui semble traverser et fasciner Lynch - et dont il faudra bien reparler un jour.

Scène d'ouverture de Blue Velvet (1986) -
Scène d'ouverture de Blue Velvet (1986)

C'est comme si, dans ces moments-là, cette musique passait à côté des abimes au lieu d'y plonger vraiment : il n'y a alors plus de trouble, plus de vice, uniquement des signaux qu'on repère effectivement mais qui ne mènent nulle part. Cette musique, à l'instar de l'agent Cooper dans Twin Peaks, semble elle aussi bloquée dans la Black Lodge, condamnée qu'à ne servir la même soupe, et dont il semble impossible de déloger. Et alors que l'univers lynchien trouve souvent de l'érotisme dans le macabre, la musique de Lana Del Rey (mais également de nombreux émules pop lynchiens, là c'est un peu elle qui prend pour tout le monde), pourtant si ouvertement sensuelle et lascive, apparaît alors paradoxalement comme totalement absente d'elle-même, dénuée de chair et mortellement désincarnée. La Lost Highway, ou plutôt le cul-de-sac en l'occurence, ne sont alors pas nécessairement là où on les croit.

Lana Del Rey - Video Games

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Twin Peaks et l'exhausteur de (bon) goût

Le cinéma de David Lynch est un cinéma de l'effervescence frustrée, c'est un cinéma qui semble constamment ronger son frein, toujours prêt à exploser mais qui semble éternellement bouillir. La musique agit alors bien souvent comme catalyseur des rares (mais vitales) explosions de souffre qui arrivent. En cela, Lynch est un peu le parrain d'un cinéaste comme Winding Refn, qui semble quant à lui avoir surtout retenu le côté pubard de son père putatif. Il n'est d'ailleurs pas étonnant que sur le plan strictement musical, le compositeur et chef du label Italians Do It Better Jonny Jewel soit celui qui relie les deux metteurs en scène.

Twin Peaks : Fire Walk With Me (1992) -
Twin Peaks : Fire Walk With Me (1992)

À la fin du double épisode de la nouvelle saison de Twin Peaks, le "Shadow" de son groupe Chromatics, pur hommage à Julee Cruise et à l'ambiance de fin de bar tamisée clichetonne de la musique de la série, venait se poser là comme un cheveu sur la soupe, ramenant de la familiarité et de la normalité à la fin d'un épisode qui n'aura fait que nous désarçonner et vouloir nous mettre sur le bas côté.

CHROMATICS "SHADOW"

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On se souvient également de la participation de Jewel à la B.O de Drive, d'abord évincé du film, puis ayant contribué à sa bande-son via son projet Desire et le morceau "Under Your Spell". Le film, et le cinéma de Nicolas Winding Refn, travaillent les mêmes motifs de brutalité chromée et de glacis synthétique que ceux de Lynch. Dans les deux cas (Twin Peaks et Drive), la musique, que ce soit la synth pop glacée d'un côté ou les ballades rock indolentes de l'autre, n'imprime l'oeil et la rétine que parce qu'elle se déroule dans cet espace-là. En d'autres termes : sortis de leur contexte, on a affaire à des morceaux assez vite oubliables. Mais dans le cadre de cinéma comme ceux de Drive ou de Twin Peaks, alors ils s'en trouvent transfigurés. Difficile de ne ne pas retenir l'ouverture de Drive sous fond du "Nightcall" de Kavinsky. Difficile aussi de ne pas être hanté par le générique de fin du nouveau Twin Peaks, même (ou justement parce qu'il est) habillé par la synth pop maigrelette de Chromatics.

Chez Lynch, la musique fait partie de la mise en scène, elle y adhère et s'y fond complètement, tandis que chez Winding Refn, elle agit comme un exhausteur de (bon) goût en se plaquant dessus. La petite musique lynchienne, ce n'est donc pas seulement la musique, mais cette petite litanie entêtante aux odeurs de sexe et de mort, dont les atours familiers sont avant tout là pour permettre de nous engouffrer dans une arrière-cour qu'on jugera tour à tour inextricable et subjuguante, et où l'on se rend pour mieux s'y perdre.

David Lynch - (c) Pari Dukovic
David Lynch (c) Pari Dukovic