En 1995, lors de l'enregistrement du légendaire Disco Volante, les membres de Mr Bungle passèrent la majorité du temps à changer d'instruments et à enregistrer des pistes chacun de leur côté, à l'insu des autres membres et de la dizaine d'ingénieurs du son, créant un chaos sans nom perceptible autant par la musique elle-même que le vertige provoqué par les crédits de l'album. C'est dans ce contexte que Trey Spruance a fondé Secret Chiefs Trio, rapidement renommé Secret Chiefs 3 en hommage à la hiérarchie d'êtres cosmiques qui sont censés amener l'Humanité à un niveau supérieur de conscience, et que l'on retrouve dans l'occultisme, la théosophie, ainsi que dans les travaux New Age de Iasos ou Peter Fich Christiansen.

Mais derrière le voile de fumée et de références se cache en fait un total respectable de 7 formations (The Electromagnetic Azoth, UR, Traditionalists, Holy Vehm, FORMS, NT Fan, et Ishraqiyun) et un nombre encore plus grand de styles musicaux, allant du grindcore à la musique traditionnelle perse en passant par la surf music et les grandes b.o. du Western spaghetti. L'extrême polyvalence (et la maîtrise) de Spruance dans le domaine des instruments musicaux traditionnels et modernes n'est pas un secret, et il se trouve que c'est un reflet captivant de son érudition: le nom "Ishraqiyun" est celui d'une ancienne école de pensée persane mélangeant zoroastrisme, islam et idées platoniciennes. Immense lecteur, penseur trop humble, Spruance applique dans Secret Chiefs 3 de nombreux principes scientifiques et ésotériques négligés par la plupart des musiciens contemporains. Qui fabrique encore soi-même des instruments dans un respect total des théories pythagoriciennes telles que l'Harmonie des Sphères? Qui invente de toutes pièces la musique inconnue d'une civilisation disparue? Trey Spruance, voilà qui. On a interviewé le Grand Homme lors de son dernier passage à Paris.

 

Je suis passé sur ta page Facebook il y a pas longtemps, et j'ai vu que tu parlais de Huysmans.

Ah, oui.

Tu parlais du fait qu'à part écrire des livres sur le satanisme et le catholicisme, il organisait des concerts de musique profane dans des églises. Tu aimerais faire ce genre de choses? Vous avez joué dans une église récemment, non? 

Oui! Ça n'est pas la première fois qu'on le fait et là c'était parce qu'il y avait déjà un festival qui y était installé et qui nous avait invité. Mais oui, c'était un peu une coïncidence parce que j'étais en train de lire Là-Bas et il y a un passage où Huysmans parle à un sonneur de cloches - quelqu'un qui a les compétences pour le faire mais qui se plaint que c'est une forme d'art qui est en train de mourir, que le prêtre de son église a vendu les cloches. Et que plus personne n'en a rien à faire. 

On dirait que c'est complètement mort aujourd'hui.

Oui, d'ailleurs à Erquery, en Picardie où on a démarré notre tournée, on avait accès à une petite chapelle et ils nous ont laissé entrer. On a pu explorer le mécanisme qui sonne la cloche. C'est encore plus triste de penser à cet art perdu des sonneurs de cloche, et de voir ça avant le concert. On était là, en train de jouer dans la nef de cette église du quinzième siècle, et tous tremblait parce qu'on jouait très fort. Les églises ne sont pas construites pour supporter ça. Et les backstages, c'était l'autel!

Sunn O))) jouent souvent dans des églises. On se demande comment elles supportent le choc.

Oui, c'est construit avec des principes harmoniques en tête donc je ne sais pas trop ce qui arrive quand tu y amènes, disons, une musique qui néglige un peu les harmoniques...

Tu penses que Sunn O))) utilisent des harmoniques n'importe comment? C'est vrai qu'ils ont l'air de se baser plutôt sur les fréquences...

Ils font ça de manière très instinctive. Ils ont de très bonnes oreilles pour faire attention au taux de vibrations et la manière dont ça affecte les gens… Même psychologiquement. Mais je ne pense pas que ça soit le même genre d'harmoniques que pour ces églises (rires) ! Peut-être en partie. Ceci dit, nous aussi, on fait un peut n'importe quoi avec les harmoniques.

Oui, dans la musique byzantine aussi. Encore plus tôt que la musique grégorienne. Si la musique reflète les principes qui sont "codés" ou intégrés dans le bâtiment, que c'est la théorie harmonique qui prend place dans un temple de ce genre, c'est clairement autre chose que d'y entasser plein d'amplis, tourner le volume à fond et tenir une note. Ce sont deux choses fondamentalement différentes (rires).

Tu penses écrire un un jour un livre à propos de tous ces principes que tu étudies?

Des fois, je me dis que je devrais. Mais je ne sais pas… Je préférerais écrire à propos d'autre chose, en fait. Le problème, c'est la musique reste le sujet dont les lecteurs pourraient tirer le plus, des diverses choses que j'ai étudié. 

Quand je me suis intéressé au drone et ensuite un peu à la musique indienne, j'ai réalisé qu'il y avait beaucoup de choses à découvrir, qui dépassent complètement la simple connaissance des fréquences naturelles. Une grand nombre de systèmes, de modes. C'est ça qui est intéressant avec Secret Chiefs, vous explorez le plus d'aspects possibles au lieu de rester coincés dans un cadre précis. 

On a beaucoup travaillé pour sortir de la gamme tempérée. Il y a 10 ans c'était impossible à faire, disons, sur un ordinateur. Tu ne pouvais pas. Il n'y avait qu'un clavier capable de le faire. Tu vois, on pourrait refretter nos instruments, jouer du violon ou de la viole, mais si tu as étudié la manière d'être accordé dans une gamme chromatique pendant toute ta vie, tu dois te ré-accorder intégralement... Pour ça, les mains ne suffisent pas.

Oui, ton oreille, et ta manière d'imaginer, de chanter la musique. Donc pour nous ça a été extrêmement difficile de ré-introduire les accordages non-occidentaux dans notre musique, et les placer dans ce contexte de gros volume et d'instruments électriques. C'est dur à faire, parce que les guitares ne sont pas faites pour ça. 

La plupart des gens apprennent une pentatonique et pas grand-chose d'autre.

Ça reste quelque chose d'utile. On les apprend et on devient plus ou moins bons pour les jouer. Mais il faut aussi se demander d'où viennent les gammes à sept notes, pourquoi on appelle ça un mode, si tu commences sur Ré et finis sur Ré, ou si tu commences sur Mi et finis sur Mi… Et tu comprends ce que veut dire le mot diatonique: il y a deux endroits. On utilise par erreur le terme de clé quand on dit "gamme de Do Majeur", on dit que la clé est Do mais elle ne l'est pas… Réfléchis à cette gamme, ce n'est pas le centre de la gamme, le centre est soit le Fa, soit le Sol.  Le système Grec sur lequel on base notre… disons au moins les mots de notre musique, ce qu'on appelle le Ionien, pour la gamme majeure, Phrygien, Dorien, etc, ces modes sont trompeurs. Parce que la clé est là où la gamme commence et se termine, mais pas "en bas" ni "en haut". Ces petites choses fondamentales sont assez incroyables quand on y pense, parce que ce sont des erreurs grossières. Et ce ne sont pas les seules du solfège occidental.  Alors certes on a construit des choses incroyablement neuves à partir de des erreurs, mais il ne faut pas oublier que le système d'accord en douze notes a une justification en géométrie,  dans les relations harmoniques. Et ces relations harmoniques ont une conséquence sur l'espace-temps.

Oh oui. Plus on joue ensemble en tournée, plus c'est possible, parce qu'on a fini par maîtriser la musique et on se sent à l'aise quand on la joue. Donc à vrai dire, ces temps-ci ça marche bien pour Secret Chiefs parce que tout le monde est en tournée depuis super longtemps et on a l'impression qu'on peut jouer les yeux fermés, pour que la musique vienne d'ailleurs, qu'elle vienne de l'interaction entre nos différentes personnalités. Pour ce qui concerne mes propres aspirations en tant que musicien... Le plus gros reste à faire. 

Il semblerait que la musique influencée par l'Orient attire de plus en plus l'attention ces temps-ci. Je pense par exemple à Grails, ou Om… Et que la frontière devient floue entre les groupes qui étudient à fond les principes et la manière de composer de ces cultures, et ceux qui l'utilisent juste comme une vibe…

Ah oui, c'est délicat, c'est dur de répondre à cette question. Parce que tu sais, d'un côté tu pourrais dire que c'est juste une esthétique sortie de son contexte, ou une mode qui devient la mode de la semaine, avant de passer à la mode suivante. C'est vrai. Mais d'un autre côté, si on jette un oeil à l'histoire de la théorie musicale occidentale avant l'essor de la gamme tempérée, il y avait différentes écoles d'harmonie qui coexistaient, et le débat était animé. Il était question de savoir de quelle manière les choses devraient fonctionner. Il y avait tout une spéculation cosmologique selon laquelle le Cosmos est ordonné d'une manière précise et que cette dernière devait influencer la manière dont tu joues de ton instrument. Ou qu'au contraire, la vérité cosmologie devait découler de la technique instrumentale. Ça m'intéresse beaucoup mais malheureusement, je ne peux pas y prendre part. De la même manière, je me garderais bien de critiquer les musiciens qui se contentent de choisir une manière de jouer ou un accordage juste à cause de la vibe que ça donne. Du moment que la musique qui en sort est intéressante...

On essaye de pas abuser des instruments traditionnels, et surtout de ne pas coller à des musiques traditionnelles trop identifiées à certaines parties du monde. Mais oui, j'ai parfois l'impression qu'il y a un paquet de… On va dire que quand je réfléchis à tous les groupes de rock psychédélique qui utilisent un tampura, l'électrifier, rajouter un phaser dessus…Disons que je comprends l'attrait, parce que c'est amusant d'expérimenter avec ça. Je comprends aussi que lorsque tu prends l'exemple d'un groupe de rock psychédélique turc qui mélange guitare, basse, batterie et peut-être un saz, ou je ne sais quoi...

Tu penses à Erkin Koray?

Oui, voilà! Donc, et là ça devient un peu compliqué, parce que "cette musique psychédélique exotique qui vient de Turquie" ne sortait pas de nulle part. A l'origine, il y a ces makams (systèmes musicaux qui guident la mélodie d'une composition, ndlr) qui ont été rendus hors-la-loi sous Ataturk. C'était littéralement illégal. Et dans les années 70, il y avait des gens comme Orhan Gencebay, qui… Il y a ce terme controversé d'"arabesque", et les musiciens turcs qui voulaient jouer de la musique traditionnelle étaient emprisonnés parce qu'ils jouaient de l'arabesque, la musique des arabes. Tout ça parce qu'apprendre Bach était considéré comme étant supérieur. Bach figurait dans le système scolaire d'Ataturk, où on n'enseignait plus les makam. Donc les groupes de rock psychédélique turcs de cette époque viennent vraiment de cette école Bach, et mélangent ça avec cette espèce de musique folk anatolienne. Et tout ça donne une certaine vibe forcément. Mais est-ce qu'on doit leur en vouloir pour autant? Je ne pense pas.