A chaque fois qu'on commence à écrire une notule sur Secret Chiefs 3, c'est la même peur qui nous prend au ventre. On a les chocottes d'écrire une connerie, les chocottes de pas être clair, les chocottes d'oublier un truc en route. On est aussi un peu saoulés à l'avance de ces dizaines et dizaines d'onglets de navigateur qu'il va falloir laisser ouverts en même temps pour tout raconter de nouveau parce que c'est toujours à peu près nécessaire de le faire, sur Trey Spruance, sa bibliothèque grande comme celle de Montaigne, l'après Mister Bungle, le collage, les sept groupes satellites aux noms tous plus barbares les uns que les autres - UR, FORMS, NT Fan, Electromagnetic Azoth, Traditionalists, Holy Vehm et Ishraqiyun - qui couvrent chacun une zone d'influences grande comme un continent et qui n'en sont pas moins tous des miroirs kaleidoscopiques des six autres et, si possible, de 6000 années d'histoire oubliée.
Mais pour le bien de tout le monde, il faut retourner au turbin - comment présenter au néophyte, sinon, un objet aussi compliqué que Perichoresis, premier album intégralement signé Ishraqiyun qui paraît 5 ans après Le Mani Destre Recise Degli Ultimi Uomini, bande-originale de giallo imaginaire signée Traditionalists? Eh bien c'est impossible.
Revenons-donc deux secondes sur le plus célèbre et le plus emblématique des sous-groupes de l'entité Secret Chiefs qui s'offre aujourd'hui un album entier. Inspiré par des immersions intenses et intensives dans les oeuvres du philosophe orientaliste Henry Corbin et plus spécifiquement ses lectures du philosophe perse Sohrawardi (1155 - 1191), père de la théosophie orientale et de la philosophie illuminative, Ishraqiyun (pluriel d'ishraq, soit "sagesse" ou "aube") a été volontairement conçu par Spruance comme le plus viscéral et le plus littéralement mystique (au sens éthymologique du terme, c'est-à-dire "qui a un sens caché") de ses projets. Présenté comme un "simple" groupe "electro-folk néo-pythagoricien", Ishraqiyun joue une musique largement non-occidentale sur une batterie d'instruments orientaux (saz, sarangi, esraj), basée sur des rythmes complexes et des accordages spéciaux, avec la volontée plus ou mois assumée de mener en douceur l'auditeur à l'illumination néo-platonicienne, c'est-à-dire à nous faire percevoir, ne serait-ce que subrepticement, "le monde des formes en suspens" qui se cache derrière le voile de la réalité.
Si vous avez déjà vu SC3 en concert, il y a ainsi fort à parier que les morceaux d'Ishraqiyun sont ceux qui vous ont fait décoller le plus haut. Plus prosaïquement, c'est avec Ishraqiyun que Spruance tient la dragée haute à toute la vague "orientaliste" qui sévit depuis quelques temps dans l'alt metal contemporain. Et une chose est sûre au moins: d'Om à Nile aux atrocités type Orphaned Land, aucun groupe de metal contemporain ne peut se vanter d'avoir conçu un système de cycles, de codes et de correspondances géométriques et mathématiques aussi complexe et serré que celui que Spruance a établi pour Perichoresis.
Derrière ce titre emprunté à la spiritualité chrétienne (la "périchorèse" signifie, en Grec, la compénétration la plus parfaite du Père, du Fils et du Saint Esprit, soit la version chrétienne des trinités sacrées qu'on retrouve dans toutes les grandes spiritualités mondiales du védisme indien à la kabbale juive) se cache en effet un ensemble de trois cycles emmêlés les uns dans les autres dont l'exégèse occuperait sans doute 300 fois l'espace page occupé par un article de taille médiane sur The Drone. Petit exemple du texte introductif à l'album qu'on peut lire sur le site de Web of Mimicry, le label du groupe:
"Le morceau qui donne son titre à l'album, "Pericherosis", extrait du troisième cycle de chanson, est la première composition enregistrée de Spruance à utiliser un systeme d'idées musicales en constante évolution, organisé selon des relations géométriques spécifiques qu'on peut trouver dans les formes polyèdriques, et certains motifs mosaïques qui en sont dérivés. De fait, les autres pièces de ce cycle de chansons sont plus directement relié au polyèdre, quand cette pièce s'inspire de techniques découvertes pendant le processus, et les applique (à juste titre) à plusieurs significations du terme "périchorèse". Le mot dérive du terme grec "chora", qui signifie "espace et qui a été latinisé en "khoreia" ou "danse" (le verbe lié, "chorein", signifique "faire de l'espace" ou "avancer"), qu'on a rattaché à la particule "peri" qui signifie "autour, sur" - c'est la même particule qu'on retrouve dans "périmètre" ou "péristyle". Trois motifs rythmiques ont été superposés les uns sur les autres, comme s'ils étaient "chorégraphiés", de manière à refléter le sens fixé du terme "périchorèse", qui signifie "présence mutuelle" depuis que le mot a été inventé".
Que le lecteur / auditeur potentiel des trucs de rock oriental très zarbi ornementés de basses synthétiques qui roucoulent ci-dessous qui serait heureux de s'en tenir à sa première impression de joyeuse étrangeté se rassure pourtant: il n'y a pas besoin d'avoir compulsé au moins douze traités d'harmonie et au moins autant d'ouvrages gnostiques pour apprécier la musique d'Ishraqiyun. Comparant plus volontiers son art aux arts martiaux qu'au "nerdisme musico-cérébral", Spruance explique qu'à l'instar de la musique de Bach, il n'est pas nécessaire de capter quoi que ce soit en mathématiques célestes pour être touché par "le pouvoir mystérieux des bases musicales apparemment perdues" qu'il utilise dans Ishraqiyun. Au contraire, ne rien entraver aux arcanes qui régissent les musiques de transe jouées par le groupe reste le meilleur moyen de se perdre dans leurs étranges beautés.
En tapis, donc: Perichoresis est dispo depuis quelques heures via le site du groupe, et incessamment sous peu chez votre disquaire préféré.
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