En trois ans et deux albums composés au plus près des grands lacs canadiens, Jessy Lanza donne la sensation d’être assise sur un petit trésor discret, en haut duquel siègerait l’électro pop facétieuse qu’elle compose à quatre mains depuis ses débuts avec Jeremy Greenspan des Junior Boys. Retranché dans leur studio d’Hamilton, dans l’Ontario, dont ils sont tous deux originaires, le duo construit dans le calme de leur ville natale une pop grande ouverte aux affluences de dance music, délaissant avec bonheur couplets et refrains à mesure que le footwork et la house s’engouffrent avec fracas dans leur petit repaire paisible.
En représailles de ces collages hybrides, Jessy Lanza nous confiait avoir rencontré quelques difficultés pour trouver label à son pied avant de finalement séduire Kode9 qui s’est empressé de la signer sur son prestigieux Hyperdub, qui entre Cooly G, Laurel Halo et Fatima Al Qadiri, n’a jamais autant varié ses approches et ses angles d’attaques féminins. A la sortie d’un concert envoûtant au Badaboum, ou il ne lui aura fallu que quelques morceaux et une lourde cape à paillettes pour se mettre le public en poche, Jessy Lanza a gentiment répondu à nos quelques questions.
Tu es née et tu as passé la plus grande partie de ta vie à Hamilton, dans l’Ontario. Tu y as également enregistré tes deux albums, est-ce que cet environnement familier a eu une influence sur ton travail ?
Oui, assurément, Hamilton est assez fermé par rapport à de grands centres culturels comme Paris, Berlin ou New York même si je pense que la ville s’infiltre toujours dans la musique à sa manière. C’est une ville de banlieusards, et c’est souvent dans ce type d’endroit que les gens ont des revenus confortables, ils peuvent se permettre d’acheter de beaux synthétiseurs et de ne pas s’en servir trop souvent. Il y a beaucoup de collectionneurs à Hamilton. En allant sur internet, il y a des sites comme Kijiji (site de petites annonces canadien) ou les gens peuvent vendre et acheter toutes sortes de choses, un peu comme sur Ebay mais à une échelle plus locale. J’ai acheté la plupart de mon équipement chez des pères de famille de 45 ans qui ont besoin d’argents pour leurs gosses et qui n’ont plus besoin de ces synthétiseurs. C’est peux être comme ça que la ville m’habite.
Tu as étudié le jazz à l’université de Concordia, à Montréal. Est ce que ça a eu une influence sur la manière dont tu composes aujourd’hui ?
Peut-être pas tant que ça sur la manière que j’ai de composer, mais ça a eu un impact sur la manière dont j’écoute la musique. Quand tu étudies le jazz, tu identifies les mélodies et les patterns, et c’est plus facile pour moi de comprendre les accords et de les utiliser ensuite.
Jessy Lanza: Kathy Lee (Hyperdub 2013)
04:11
Le mot "collage" revient souvent quand les journalistes essayent de décrire ta musique. Tu parles toi-même d’Oh No comme une série de "joyeux accidents". Est ce que c’est aussi une manière de composer à l’opposé de la structure d’une chanson de jazz, de manière plus spontanée ? Oui, quand tu composes au piano, c’est juste ta voix et le piano, mais je trouve qu’il est plus facile d’écrire de la musique quand tu utilises des samples, des logiciels, des séquenceurs. Je peux rester dans mon studio toute la journée à travailler sur un détail et ne rien en retirer. Mais des fois, il suffit de retourner le problème, de changer une boucle ou une note et tout à coup, ça sonne bien. C’est ce que j’entends par accident, tu peux être dans ton studio pendant 3 jours et ne rien écrire de bon, mais à la fin, tu peux tomber sur un détail qui t’emmène vers quelque chose de neuf et d’inspirant.
Mais cela peut aussi vouloir dire que tu combines des influences qui ne sont pas supposées se mélanger, quand tu incorpores du footwork sur un de tes morceaux, par exemple. Comment as-tu découvert cette musique d’ailleurs ? Via Hyperdub, vu qu’ils ont signé DJ Rashad. Ce que j’aime dans le footwork c’est que c’est totalement centré sur les samples, comme le hip-hop, la techno et le r’n’b. Ils ont tous ça en commun, à travers différentes époques et tempos. Mais ce qui me marque le plus dans cette musique, c’est la manière dont ils utilisent des samples qui viennent de partout : de la culture pop, des répliques de films, de séries TV populaires, ça n’a pas d’importance, ils piochent n’importe où et rendent ça musical, c’est ça qui m’a beaucoup inspiré pour le dernier album.
Comment s’est fait la connexion avec Hyperdub ?
Kode9 est un vieil ami de Jeremy et de sa sœur, ils sont allés à l’université ensemble. Quand Jeremy et moi avons commencé à composer, nous avons fait une demo de morceaux que nous avons envoyés à plein de gens susceptibles de la sortir et de l’aimer mais personne n’a aimé ! (rires) Jeremy l’a passé à Kode 9 et c’est le seul qui s’est montré intéressé, et qui nous as dit qu’il le sortirait si on en faisait un long format. C’était le seul qui nous a donné notre chance.
Jessy Lanza - It means i love you
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Comment et quand as tu rencontré Jeremy Greenspan ? Il est aussi d’Hamilton. Mon meilleur ami, c’est l’autre mec dans Junior Boys, et on trainait toujours ensemble, parce que c’était un groupe d’électro qui venait de ma ville natale, ce qui était assez inhabituel. Il tournait partout, j’adorais leur musique et je voulais leur ressembler, parce qu’Hamilton n’est pas vraiment le type d’endroit ou tu vis longtemps.
Il n’y a pas de scène musicale à Hamilton ? Il y a une scène, mais il n’y a pas vraiment de scène affiliée à la dance music, c’est plutôt du rock macho, l’électro a un autre sens dans un endroit comme Hamilton. Les gens ne sont pas très ouverts.
Tu as fait deux albums avec Jeremy. Comment a évolué votre relation de travail depuis tes débuts ? Je crois qu’on va continuer. Ce qui est bien dans le fait de travailler avec Jeremy c’est qu’il n’a pas d’ego. Il est très talentueux, il n’est pas comme ces gens qui s’énervent ou se frustrent quand ils n’arrivent pas à faire quelque chose de bien. Je ne voudrais pas travailler avec quelqu’un si il n’y a pas un minimum d’amusement au centre de la relation. Et c’est toujours amusant avec Jeremy, même s’il y a aussi des moments où on travaille dur, on s’amuse toujours en le faisant.
Il n’y a pas de séparation producteur/chanteuse entre vous. Vous vous partagez les tâches ? Oui, on fait tous les deux un peu des deux, sur certains morceaux il a tout écrit. Le morceau
Oh No par exemple, il a écrit toutes les paroles, je n’ai aucune idée de ce dont ça parle
(rires). Il y a des morceaux où j’ai fait toutes les percussions et les synthés, alors oui on marche comme un groupe, mais avec mon nom. C’est celui qui a la meilleure idée qui l’emporte !
J’aime la façon dont tu places ta voix dans tes morceaux. Tu ne recouvres pas le morceau avec, tu laisses l’instru respirer. Sur des morceaux comme Fuck Diamond ou It Means I Love You, ta voix se met en retrait, et c’est la musique qui est au centre. Oui c’est amusant de jouer avec ça, de ne pas se cantonner à des structures classiques du type couplet-refrain, j’aime la dance music de manière générale, et je sais que c’est une grande influence pour Jeremy et moi, même s’il est plus cultivé que moi à ce niveau-là. C’est quelque chose que j’essaye toujours de faire : développer des morceaux à la manière des producteurs, aller au studio et faire un morceau en une nuit, parce qu’il s’agit juste de boucles. Tu n’as pas à te soucier des vocaux, et étant quelqu’un avec un background beaucoup plus formel, ça m’a toujours attiré.
Jessy Lanza - You Never Show Your Love ft. DJ Spinn, Taso
03:56
Qu’est ce que tu entends par là ? D’avoir passé beaucoup de temps à travailler le piano et à étudier la musique. Tout ça est très structuré, au contraire de la musique électronique qui à sa propre structure mais qui est aussi plus simple d’une certaine manière, ou tout n’est pas forcément résolu.
En quoi consiste le chemin inverse, passer de quelque chose de très structuré à quelque chose de plus simple ? Est ce que c’est difficile ? Oh non !!
(rires) Enfin, ça peut l’être dans le sens ou parfois, tu veux continuer à ajouter des couches et des couches mais j’ai appris qu’il y a des moments ou c’est préférable de rester simple. Les gens peuvent être attirés ou intéressés par quelque chose qui n’est pas forcément compliqué.
La manière dont tu places ta voix a t-elle un rapport avec la manière dont tu écris tes textes ? Est ce que c’est quelque chose que tu aimes déjà, ou est ce que c’est parfois un processus difficile pour toi ?J’en ai un peu bavé autrefois avec les paroles, je me suis rendu compte que quand je suis plus légère avec l’écriture, je me mets moins de pression et le morceau est souvent bien mieux. Je pioche à droite à gauche, des lignes de conversations, une réplique dans un film. Quelques fois je reste bloquée, mais s’asseoir avec un stylo et une feuille de papier, je l’ai déjà fait auparavant et ça a marché par le passé, mais aujourd’hui moins je me prends la tête avec et meilleur c’est.
J’ai lu que tu avais beaucoup été influencée par Yellow Magic Orchestra pour ce nouvel album. Quelle influenceont-ils eu sur le disque ? Oh, ils m’ont vraiment marquée. Mais plus que le groupe en lui-même, c’est un side project d’Haruomi Hosono qui m’a influencé, il a produit pour beaucoup d’artistes japonais, notamment pour Miharu Koshi, avec un album qui s’appelle Tutu. C’est un album incroyable, le premier morceau est une reprise d’un groupe belge qui s’appelle
Telex qu’elle chante en français, ça s’appelle "L’amour Toujours".
miharu koshi - l'amour toujours
03:46
Un mot sur tes visuels. Tu sembles toujours couverte ou partiellement cachée sur tes pochettes ou sur tes photos promos. Est ce que tu essayes de jouer sur un mystère visuel d’un album à l’autre ? J’ai toujours voulu rendre le côté visuel intéressant. J’ai fait beaucoup de théâtre quand j’étais petite, et j’ai toujours aimé l’idée de se déguiser et de monter sur scène, j’aime les paillettes comme ici.
(elle désigne la cape à paillettes qu’elle portait sur scène) La musique pour moi, c’est un échappatoire, une manière de se perdre, de s’éloigner de tous les mauvais moments de la journée, les pensées de merde qui peuvent nous habiter par moments et je pense que les costumes, les visuels font partie d’un tout qui contribuent à cet échappatoire et quelque fois bien avant de commencer à jouer, j’ai déjà envie de m’échapper, de sortir de mon corps, comme une nouvelle version à paillette de moi-même.