Julien Gasc fait partie de ces mélodistes pop moderne qu’on chérit et dont on attend des nouvelles avec impatience. Depuis le magnifique Cerf, Biche et Faon en 2013, on l’aura vu et entendu un peu partout : au sein d’Aquaserge d’abord, mais aussi comme producteur, musicien, arrangeur, interprète dans pléthore de projets passionants avec Laure Briard, Eddy Crampes, Laetitia Sadier, Dorian Pimpernel, Forever Pavot, Iko Chérie, Bertrand Burgalat, Jef Barbara ou tout récemment avec Aksak Maboul qu’il accompagne le temps d’une belle tournée… Il vient de sortir chez Born Bad son deuxième LP solo : Kiss Me You Fool, enregistré en grande partie à Londres à l’été 2015.
On attendait le second opus du bonhomme au tournant et c’est d’abord avec circonspection que nous avons reçu ce Kiss Me You Fool. Aux premières écoutes, l’album semble moins transcendant que le précédent. En composant et en enregistrant dans une certaine urgence (dans un studio londonien promis à la démolition), on a le sentiment que Gasc a dû laisser les chansons à l’état d’esquisses à peine peaufinées, alors qu’il était sur presque chacune d’elles à deux doigts d’atteindre au chef-d’oeuvre fracassant. Sur Cerf, Biche et Faon, enregistré dans le Tarn sur un magnétophone 4-pistes, c’était la campagne ruisselante, l’épanchement romantique sur des compositions longuement mûries. Kiss Me You Fool est une autoroute, les rythmes sont en 4/4 et ça roule sans se poser plus de questions existentielles.
Mais malgré des réserves dûes aussi en partie à un son plus rock, plus gonflé et plus lisse (c’est pourtant mixé sur de l’UAD donc ça reste lo-fi, mais lo-fi numérique et non plus analogique comme sur le précédent), il faut bien avouer qu’on a écouté le disque en boucle et qu’on ne s’en lasse pas, hormis deux titres dispensables au milieu. On a sangloté sur la très émouvante "Pas", ou l’intime chanté avec distance et sincérité, le falsetto un peu haut perché, la lune dans le canevas alambiqué, sur la difficulté à se dire que l’on s’aime. On a quantifié l’inquantifiable avec "Luke Howard", on a pris le temps de ne rien faire sur "La Cure"… Et l’on a été captivé par ce "Fait divers", histoire d’un crime passionnel à la cour d’Espagne au XVIIIe siècle, dont on regarde le clip ci-dessous en exclusivité, réalisé par Olia Eichenbaum à partir d’images des films du Méliès espagnol Segundo de Chomon.
Mais qui es-tu Julien Gasc ?
Je suis un passe-muraille. Je n'ai pas vraiment une vie normale, je suis tout le temps dans les vans ou dans les studios en répétition. Depuis la rentrée ça a été un peu la folie. Et puis j’observe un peu la vie autour de moi, enfin quand j’en ai le temps. Et je n'en ai pas tellement. En fait, je suis tout le temps sur la musique.
Est-ce que tu prends le temps de ne rien faire ?
Et bien j’ai fait ça vers août-septembre, j’ai pris un mois de vacances, j’avais pas pris de vacances depuis trois ans à peu près, donc un mois d’une traite, non-stop, un break.
Il y a comme un paradoxe, tu bosses tout le temps et en même temps ta musique dégage une grande nonchalance, un souci du "léger léger". Est-ce que c'est quelque chose que tu cultives ?
Oui, je le cultive malgré moi, sans m'en rendre compte. J'ai un côté "laidback", "derrière", tout en étant "devant" sur les projets. Rien qu’Aquaserge me demande énormément de travail : on a sorti un EP en septembre, et il y a un album qui arrive en janvier, chez Crammed. C'est beaucoup de travail, de répétitions… À l’écoute c'est une musique facile qu'on entend mais qui ne l'est pas du tout à jouer, il y a beaucoup de polyrythmies, la manière dont les mélodies sont placées sur les mesures, on se chevauche les uns les autres... Aquaserge reste Aquaserge. Et cela demande pas mal d’astreintes, au niveau des répétitions. Mais on a bien bossé là, ça commence à sonner correctement, on a nos premiers concerts à la fin du mois. Ça part un peu dans tous les sens mais ça reste quand même rock, il y a un peu de samba, une valse, on a fait un tango rock déglingue, un morceau un peu afro-beat, un peu funk, d'autres plus rock...
Ton nouvel album solo, Kiss me you fool est lui aussi plutôt rock dans l'ensemble, or je m’attendais à quelque chose de plus orienté bossa nova par exemple, connaissant ton goût prononcé pour les compositeurs brésiliens…
Je suis allé peut-être plus à l’épure, j’avais une équipe à gérer, on était nombreux dans le studio. Je crois que "Fait Divers" est le morceau qui fait la somme de tous les autres : il y a beaucoup d’accords, ça part un peu partout, il y a des septièmes... mais pour le reste j’ai essayé d’aller à l’épure, d’utiliser des accords de quinte et de quarte, de quarte et sixte, six et septième parfois, et de rester assez simple, pas trop tendu. Des accords ouverts quoi. Et c’est un album moins lyrique que Cerf, Biche et Faon, plus pop. Au moment d'entrer en studio pour Kiss Me You Fool, je n'avais que deux chansons et demi ! J’ai donc utilisé le studio comme un outil, comme nous le faisons avec Aquaserge, et j’ai dû composer dans l’urgence, je composais la veille pour le lendemain, je préparais une série d’accords et je distribuais à tout le monde le lendemain. Dès le matin, j’avais une vision dans le corridor. Je savais comment ça allait sonner avec l’instrumentarium qu’il y avait autour de moi. Comme c’est joué live, je sais ce que je veux. Nous avons produit le disque ensemble avec Syd Kemp, mais j’ai beaucoup dirigé les musiciens en amont, fait répéter leurs parties aux batteurs, à Cédric Monzali notamment sur "La Cure" à qui j’ai demandé de ne pas répéter deux fois le même pattern, ce genre de choses... Je suis exigent et j’ai en même temps ce côté nonchalant, branleur, mais branleur ambitieux. Je ne sais pas comment on pourrait dire ça, j’essaie de trouver la substance que je veux, la couleur, l’instrumentarium que je veux. J’exige que ce soit comme je veux l’entendre moi, ce n’est pas un sénat, un système démocratique comme dans Aquaserge. Je suis un peu plus un dictateur sur ce projet-là, je veux vraiment aller au bout de la production.
As-tu aussi écrit les paroles dans l'urgence de cette session en studio ?
Il n'y avait que "Kiss Me You Fool" (la chanson-titre) qui était écrite avant d’entrer en studio et on a fait les voix à Londres, c’est la seule... Les autres voix ont été enregistrées trois ou quatre mois après la session à Londres, en ayant bien pris le temps d'écrire les paroles… C'est Cathy Lucas de Vanishing Twin qui chante sur "Kiss Me You Fool". C’est une super pote de Londres, j’adore vraiment sa voix, c’est une super arrangeuse, elle joue du violon, elle fait du synthé et elle fabrique elle-même ses synthés, c’est un personnage assez rare.
Je me souviens que "Kiss Me You Fool", la chanson, figurait déjà sur cette bande-originale que tu avais écrite et enregistrée pour un film érotique, mais qui n'a jamais servi…
Oui, on avait fait une première version de la chanson en mars 2015 pour cette bande-originale, avec Syd Kemp, Cathy Lucas et aussi Valentina Magaletti de The Oscillation. C'est d'ailleurs à l'issue de cette session de mars 2015 que je me suis dit avec Syd que le studio sonnait vraiment super et qu'il me fallait absolument revenir en juillet pour y faire un truc, avant que le studio ne soit démoli. Et du coup ça s’est passé comme ça, Syd m’a suivi en disant "Ok banco on y va !". Mais donc je n’ai pas eu le temps de préparer l’album à l'avance. J’ai vraiment tout composé là-bas, et c’est un disque qui a été joué vachement en live, sans métronome. Sur "Fait Divers", même les ralentis sont joués ensemble, il y a deux batteurs, il y a plein de morceaux où il y a deux batteurs : "Fait Divers", "Mandrax", "Pas"... Sur "Fait Divers", c’est Fanny Harnay et Eno Inwang, un petit gars de Manchester ; sur "Mandrax" c’est Fanny et Emma Mario (Astrobal, Laetitia Sadier...), et sur "Pas", Fanny s’est doublée elle-même, dès qu’on a fini la prise je lui ai dis direct de repartir en faire une deuxième. On l'a donc d'abord joué live et puis elle s'est overdubbée, je lui ai demandée de jouer à peu près ce qu'elle venait de jouer, ça ne devait pas être vraiment millimétré car il y avait des flas, des doubles frappes... Et ensuite sur tout le reste du disque, c'est Cédric Monzali à la batterie, mon meilleur ami. Syd Kemp a fait pratiquement toutes les basses, sur une Hofner President qui appartenait à Kevin Ayers. Harry Bohay est au pedal steel et à la guitare, il y a Jonathan Kouby au synthés, un type très bon en synthèse modulaire. Pour ma part je joue piano, farfisa, moog, guitares. Ces gars-là m’accompagneront d’ailleurs sur scène.
Les histoires des chansons paraissent moins personnelles, moins intimes, alors que sur Cerf, Biche et Faon, c'était beaucoup plus directement du vécu.
C’est de la fiction. "Fait Divers", c’est un fait divers qui s’est passé à la cour d’Espagne sous Charles II, un crime passionnel : une femme déguisée en cavalier est allée tuer un courtisan aux portes du palais royal, le mec est mort et le roi a jugé la nana sur le champ, elle a essayé de s’enfuir mais elle a été chopée par la garde royale, ils l’ont ramené au palais, ils ont enlevé sa tenue de cavalier, et là c’était une femme, une courtisane. Quand on lui a demandé pourquoi elle avait fait ça, elle a répondu qu'elle a tué cet homme parce qu'elle l'aimait et qu'il ne l'aimait pas. Et comme le roi était dans de bonnes dispositions et qu’il était amoureux de sa reine, il lui a dit "tu as trop d’amour pour avoir de la raison donc je te relâches et fais attention la prochaine fois." Ça s’est passé autour de 1750, c’est la fin du règne Habsbourg et de l'empire de Charles Quint en Espagne. J’ai lu un cours dessus parce que je suis fasciné par le personnage de Charles II, qui était le roi appelé "l’Ensorcelé". Il y a plein d’histoires sur lui et je suis tombé sur un cours de la Sorbonne de 1880-1890 sur ça, sur la chute du règne des Habsbourg. C’est Catherine Hershey qui chante le "qui a trop d’amour pour avoir de la raison", elle chante aussi sur le premier album, et sur quelques morceaux du nouveau. Il y a Olia aussi qui chante, elles font des choeurs sur "Pas", "Mandrax", et "Fait Divers".
Et que raconte "Mandrax" ?
"Mandrax", ça se passait dans le quartier où on bossait à Londres, qui est l’équivalent du XVIe arrondissement à Paris. C’est le quartier de Primrose Hill, en face de Camden, quartier hyper chic, et on a eu l’occasion d’enregistrer là-bas. Je regardais le prix des loyers et je me suis imaginé un couple un peu à la marge de la société vivant dans le quartier, un couple un peu décadent, ils parlent entre eux et n'arrivent pas à se décider, le mec demande à la nana : "mais qu’est-ce que tu veux faire ? On va au pub ? Tu veux sortir ? Ah non tu as raison, nous avons des choses à finir...". Ils tournent un peu autour du pot, mais ils tournent en rond dans leur appart, et le refrain explique que quitter le navire c’est l’image de quitter la société, et dériver tranquille c’est vivre en marge. C’est une chanson qui parle de riches marginaux, de bourgeois qui vivent presque malgré eux en marge. Et en fait le miroir de cette chanson, c’est "L’été anglais" qui se passe dans le quartier de Willesden. Dans ces deux chansons, "Mandrax" et "L'été anglais" c'est les mêmes accords, mais joués différemment. "L'été anglais" parle d’un vieil Irlandais, que j’ai vu dans la rue, il rentrait chez lui et il marchait à deux à l’heure, une voiture s’est arrêtée pour le ramener chez lui. Donc c’est une scène vue et évidemment c’est un peu fictionné, un peu détourné, déformé.
Qui est Luke Howard ?
Luke Howard est le mec qui a répertorié tous les nuages, qui les a nommés. Goethe était fan de ce mec, ils ont même dû s'échanger une lettre ou deux, ils se seraient peut-être croisés. Goethe était fasciné par ce type. Luke Howard a passé sa vie à nommer tout les nuages à Londres et à les observer, il a parcouru aussi un peu le littoral, il est venu en France, en Normandie… Donc ça parle un peu de Londres. Par contre "Circle Bar" parle de la Nouvelle-Orléans, d’une salle de concert à la Nouvelle-Orléans. "La Cure" c’est la cure de jouvence, la cure en été dans le Tarn, chez moi, farniente. J’en ai eu une énorme envie donc c’était peut-être un flash forward cette chanson, pour l’été 2016 que je viens de passer, pour mes vacances que je n’ai pas eu l’an passé, donc je l’ai chanté et elles sont arrivées finalement…
Et "Le débussé" ?
"Le Débussé" c’est parti d’une blague, c’est le dernier morceau qu'on a fait et je n'avais plus de temps. Il y avait mon pote Joseph Watson, ancien collègue de Stereolab, de passage au studio alors j’ai composé un truc vite fait. Et puis j’ai commencé à chanter : "c’est le début, le début c’est, début c’est le, c’est le début... de la fin". C’est une blague pour annoncer le dernier morceau qui est "L’oeil". Avec Syd Kemp on s’est beaucoup demandés si on mettrait "Le Débussé" au début ou à la fin du disque. Syd voulait le mettre au début et je lui disais que ce serait mieux de finir avec. Et puis finalement je me suis dit en tracklistant l’album que ce serait mieux de le mettre en avant-dernier pour dire "c’est le début de la fin". La rythmique c'est juste un fox-trot sur une boîte à rythme, au mix j’ai boosté le kick, mais en gros c’est vraiment un rythme de fox trot.
Il y a très souvent dans tes chansons une dimension sensuelle presque explicite. "Mandrax" ou "La Cure" sur Kiss Me You Fool, "Le Sexe Domine" ou "Nos Deux Corps Sont En Toi" sur Cerf, Biche et Faon, "Viens" sur A l'amitié d'Aquaserge, tu as aussi fait une musique pour un film érotique, certes inutilisée au final, mais tout de même... Es-tu, à l'instar de Brassens, Gainsbourg, Vassiliu, Tellier ou Katerine, un pornographe du phonographe ?
Il y a effectivement une dimension sensuelle en rapport au corps, c’est peut-être un appel à la chair, c’est peut-être un appel dans l’écriture en disant "j’ai besoin de chair pour me nourrir", pas comme un viandard mais plus comme un hédoniste.
Est-ce que tu t’éloignes du monde ? Quel est ton rapport au monde ? Es-tu quelqu’un de misanthrope ?
Pas du tout, non. Il y a des misanthropes autour de moi mais j’essaie de me balancer entre la vie de la rue et le quotidien, donc je prends les transports au lieu de conduire, je vais parler au chauffeur, aux gens, je demande ma direction... Là j’étais à Bruxelles, je prends un taxi je vais parler au taxi, il y a des gens ils parlent jamais au taxi, ni merci ni merde tu vois, j’essaie quand même de rester ouvert aux autres. Mais c’est vrai que j’essaie de passer de l’autre côté du miroir avec ma musique. La musique est un médium qui te permet de t’évader dans une nouvelle dimension, voilà c’est juste ça. Mais j’essaie d’avoir les pieds bien avec les gens avec qui je suis, avec les gens que j’aime bien, parce que parfois ça se passe mal. Avec certains on ne peut pas, ce n'est juste pas possible.
Quels sont tes projets ? As-tu déjà de nouvelles chansons en cours, ou es-tu en train de produire pour quelqu’un d’autre ?
On a la tournée avec Aquaserge. Et puis je vais essayer de jouer mon nouveau disque en concert aussi avec le nouveau groupe, j’espère que ça va bien se passer. Il y a des concerts en décembre, le 15 au Portobello à Caen notamment, et le lendemain on fait la release-party de Kiss Me You Fool au Garage Mu, le 16 donc. On tourne ensuite un peu à Londres puis c'est Noël... Sinon je bosse avec Lenparrot aussi, on a bossé à Rennes, je produis, mais enfin c’est tout le contraire de ce que je fais d’habitude, on joue pas en live, c’est piste par piste, donc on met une grosse caisse de boîte à rythme, puis une caisse claire de boîte à rythme, et encore un charley de boîte à rythme… On fait les claviers, on fait la basse, on a fait du vocoder aussi, on s’est bien marrés, et enfin la voix le soir avec Romain. Et là on va continuer à produire ça cet hiver en espérant que ça sorte vite pour eux parce que c’est vrai que le projet a pas mal été étalé sur le temps, certains projets sont longs, trouver les gens trouver le temps, enfin eux ils ont la chance d’être deux, c’est pas comme Aquaserge où on est parfois dix sur le truc.
L'album de Julien Gasc Kiss Me You Fool est sorti le 11 novembre chez Born Bad Records. Il se commande ici.
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