© Julien Bourgeois
The Offshore Pirate ("Le pirate de la côte") est une nouvelle de 1920 de Francis Scott Fitzgerald, une histoire romantique de jeune femme séduite par un pirate, ainsi qu’une histoire de dupe (SPOILER : le pirate s’avère être l’homme déguisé que son oncle voulait la voir épouser et qu’elle refusait de rencontrer). C’est désormais aussi un très bel album de chansons (en anglais), "sad ballads" délicates, souvent élégiaques, également romantiques, du chanteur et musicien Marc Morvan, qui semble avoir emprunté à l’histoire originale cette idée qu’un bien peut se cacher dans un mal ( "Là où croit le danger, croît aussi ce qui sauve ", pour citer Hölderlin), autant qu’elle évoque sans doute, de manière un peu auto-dérisoire, son statut d’outsider, lointain et insulaire, de la chanson d’ici, et pourtant apte à captiver et capturer les cœurs les plus enfouis.
Il s’en explique : "The Offshore Pirate est le témoin onirique d’une époque où les possibles semblent désormais suspendus à l’action d’hommes de bonne volonté. Face au chaos du monde, certains s’enferment et n’en veulent plus rien apprendre, d’autres au contraire se regroupent et s’engagent. Puis il y a les rêveurs, catégorie à laquelle – il me faut bien l’admettre – je dois appartenir. A ma mesure, j’ai voulu croire encore qu’une mélodie au dessin harmonique solide, offrirait un rempart contre l’absurdité, ainsi qu’un peu d’espoir en ces heures inquiétantes."
Après deux beaux albums de de pop classiciste et élégante, entre Divine Comedy et Magnetic Fields, (l’éponyme 3 Guys Never In et Udolpho en compagnie du violoncelliste Ben Jarry), et un EP (Ophelia, autour du drame shakespearien Hamlet), la voix chaude et douce de Marc Morvan (qui a un peu de la gravité de Leonard Cohen et de la concision de Bill Callahan) revient donc apaiser, à sa manière, les plaies contemporaines en mélodies gracieuses, précautionneuses (étirées, donnant du temps au temps, et à l’écoute), serties d’arrangements de cordes baroques, précieux (au bon sens du terme : façon Left Banke, Nick Drake), en dix titres harmonieux, fortes de la cohérence de l’ensemble.
Derrière cette paix et cette harmonie de surface, les textes des chansons évoquent bien des tourments aussi subjectifs (sentimentaux, existentiels) qu’universels, comme une mer calme peut cacher en ses fonds sous-marins ses monstres mythologiques et tératologiques, poulpes géants, Chtulhu vengeurs, Kraken dévastateurs : "Le Kraken est une créature de la faille et du seuil : il ressurgit lorsque la civilisation prend peur de son reflet dans le miroir, et garde infailliblement le tombeau muet de cette dernière." (Pierre Pigot, Le Chant du Kraken, PUF 2015). Mais l’écoute de cet album procure, comme peu d’autres récemment, de vraies et belles sensations d’apaisement, de plénitude, d’espoir pourquoi pas.
On a posé quelques questions (par mail) à Marc Morvan pour qu’il nous explique cette délicate et efficace alchimie.
© Pascal Blua
The Offshore Pirate commence par une chanson (une prière ?) de "désengagement" face à la violence du monde. De fait, la douceur de ta voix et des arrangements, les mélodies, les harmonies et la lenteur de l’ensemble sont très apaisants, consolateurs en un sens. Considères-tu la consolation comme une fonction de la musique ?
Mais oui absolument ! Quand un enfant vient au monde et qu'il n'est plus protégé des chocs et des infections par le liquide amniotique, on ne lui fait pas écouter du Doom Metal de Bayonne pour le rassurer (enfin on peut toujours mais bon). Non on lui chante une chanson, des paroles simples avec une mélodie. De même dans Vertigo, quand James Stewart semble devenu aphasique, encore sous le choc de la chute dans le vide de Kim Novak, on tente de le soulager en lui faisant écouter du Mozart, donc l’harmonie la plus classique qui soit. Alors, il y a bien sûr une infinité de possibilités d’ordonner des sons, et la musique a bien des rôles… Mais c’est cette voie cicatrisante qui m’est la plus naturelle.
Et as-tu choisi des tempi très lents en réaction à la vitesse contemporaine, à l’accélération (des échanges, des informations, des relations), comme une décélération (comme on parle ailleurs de décroissance) ?
Oui, concernant l'aspect un peu méditatif de l'ensemble, j’ai poussé un peu plus loin un certain penchant de ma personnalité pour évoquer ce monde qui fait de la productivité une fin, ce qui me semble absolument néfaste pour tout le monde au final… Pour finir sur la lenteur, ce disque parle aussi de transmission et j’ai appris qu’en musique comme dans bon nombre de domaines, la meilleure façon de viser la maîtrise et donc l’efficacité, était de travailler lentement : plus on cultive son taï-chi, et mieux on est armé pour combattre au Kung-Fu…
Ton disque est illustré par une image maritime, et son titre (Le Pirate de la côte) relève aussi de cet imaginaire, et pourtant la plupart des chansons sont très "terrestres". Tu y parles surtout de jardins, de montagnes, de pierres, d’arbres et de fleurs (jusqu’au champ de bataille, sur la chanson "Battlefield"). Où se trouve cette mer dans tes chansons ? Dans une certaine position d’exilé, de voyageur (le poète, le rêveur) ? Dans le rêve même que ferait l’héroïne de la nouvelle de Scott Fitzgerald qui porte le même titre que ton album ? Pourquoi (comment) d'ailleurs avoir choisi ce titre, cette référence littéraire ?
Dans la nouvelle de Fitzgerald, l’héroïne lit La Révolte des anges d’Anatole France, publié en 1914. Je ne suis pas fanatique d’angélologie, mais j’aime ici l’exaltation de la rébellion, ce renversement des valeurs cher à Bakounine selon lequel "Satan est l’émancipateur des mondes" et que plus on a de connaissances, plus on échappe à l’emprise de l’obscurantisme. L’écriture des chansons a démarré dans le contexte du printemps Arabe (et de la catastrophe de Fukushima dont ce disque se fait aussi l’écho). Dans le même temps, je lisais Tendre est la nuit, happé par le talent de suggestion de Fitzgerald. J’imagine aussi que la lecture d’Ernst Jünger et de sa peinture d’une mer comme obstacle à la barbarie dans Sur les falaises de marbre a laissé son empreinte. Au début du disque, il faut franchir la mer pour se confronter à la violence la plus crue et non plus uniquement à celle subie par l’autorité. Plus on progresse dans l’album, plus l’incendie s’est propagé, et plus la mer devient inaccessible. Il faudra alors reconstruire sur des cendres. Enfin, dans l'édition "folio à 2 euros ", « Le pirate de la côte » est associé à « Bernice se coiffe à la garçonne » (Bernice bobs her hair), et il se trouve que Liberation de Divine Comedy est Le disque qui m’a insufflé assez de confiance pour oser partager ma pratique de la chanson avec les autres. De façon très personnelle, je voulais que cet album referme une page, démarrée avec mon premier groupe et poursuivie avec Benjamin Jarry, avant d'accepter de passer à autre chose. C’est donc un clin d’œil que je me suis adressé de façon bien égoïste, mais en même temps dans dix ans - si je suis encore vivant - je serai bien le seul à écouter ce disque. Ça doit être ça la vanité !
© Julien Bourgeois
Le champ de bataille ("Battlefield") pourrait-il aussi être celui des relations amoureuses ("Broken girl"), avec ses cœurs de pierre ("Heart of stone"), ses cœurs brisés ("At the heart of the mountain"), ses deuils ("Summer flowers"), ses malentendus ("I’m not a brigand on your road", comme tu le chantes sur "Eden Garden") ?
Oui, le champ de bataille est aussi celui des rapports humains dans "Battlefield". Le reste de ta formule est également juste, mais ce qui m’a amusé en écrivant les textes, c’était aussi de détourner ce qui est quand même le sujet central de l’histoire de la chanson - les relations amoureuses conflictuelles - pour aller vers autre chose : non pas l’amour/passion, mais plutôt l’amour des Hommes. Par exemple, pour moi, "Broken Girl" est une chanson pacifiste. Oui je l’ai bien connue cette fille qui porte un vieux cuir même sous quarante degrés. Mais je l’ai comprise aussi et je me suis reconnu en elle. Cette vulnérabilité, on l’a tous en nous, plus ou moins enfouie chez certains...
Je suis frappé par la récurrence des vêtements dans tes chansons. Quelle place ont-ils dans ton imaginaire ? Je les entends moi comme des métaphores du "weight of your physical life" (sur "Judgement night"), dont il faudrait se débarrasser, pour dévoiler le cœur des choses (être authentique, sincère, amoureux aussi...)
Je ne sais pas si je pourrais dire mieux que ce que tu en as compris ! Quand je commence à écrire, je cherche à inscrire un marqueur temporel pour planter un décor et raconter une histoire, puis il m’apparaît plus simple de me servir des vêtements pour ancrer le texte dans une saison. Les habits d’hiver de "Garden of Eden", suggèrent que le narrateur du titre exige l’impossible de la personne à qui il s’adresse, puisqu’il est bien entendu encore plus difficile de se déshabiller/se mettre à nu devant un inconnu en plein hiver. Pour moi c’est aussi une image de la soumission car on connaît la période de l’histoire où l’on forçait les gens à se déshabiller en masse dans le froid. Le "take off your clothes before visible eyes" de "Judgement Night" y fait aussi allusion… Mais pour se réchauffer un peu, je dirais que bien plus que les vêtements, ce sont les odeurs qui les imprègnent, qui stimulent mon imaginaire.
Ton chant est également mixé dans des fréquences très graves. Est-ce un parti-pris (d’une voix très terrestre, profonde, qui touche au ventre, au cœur) ?
Eh bien en fait, Nico Brusq a au contraire enlevé les graves de la voix et n’a gardé que le bas-médium. Il me disait souvent qu’il valait mieux plutôt conserver les aigus pour donner cette impression de profondeur qui touche au cœur, puisque c’était le but, effectivement
Comment ont été composés et enregistrés les arrangements de cordes (magnifiques...) ?
Hormis les cordes du titre "Battlefield" qui sont une réduction pour deux instruments du quatuor que j’avais écrit pour une version instrumentale sur Ophelia (notre précédent disque), elles ne sont pas très écrites, du moins pour ce qui concerne leur harmonisation. J’ai effectivement écrit les thèmes joués par le violon, mais Benjamin a ensuite improvisé les contrechants du violoncelle pendant une résidence, fixant ses parties peu à peu. Leur enregistrement était un des enjeux du disque : on voulait tout faire dans une même pièce, très boisée, en gardant la même installation : un micro à ruban près de l’instrument, une paire d’Oktava disposée dans deux endroits différents de la pièce, le plus loin possible de la source : ce qui permettait d’être le plus diffus possible pour avoir le choix de la reverb’ naturelle et ainsi ne pas en ajouter au mixage. La hauteur des cordes n’est pas retouchée, c’était de toute façon assez compliqué à cause du son de pièce justement : l’ensemble est donc parfois fragile mais encore une fois plus vivant.
On pense à Nick Drake, Bill Callahan (sur "Venerable Trees", beaucoup), Chris Cohen, Left Banke, Leonard Cohen, Stephin Merritt. Veux-tu en parler ?
Sur "Venerable Trees", j’ai pensé à Nick Drake et Bill Callahan, mais aussi à Mark Kozelek. La guitare électrique de "Battlefield" a quand même un côté Velvet qui me plait pas mal aussi. Je pensais au "Knillssonn" d’Harry Nillson en écrivant "Garden of Eden" et à Richard Hawley en composant "Rest Home". Étrangement, il y a des traces du Beck période Mutations à certains moments du disque. Hormis Chris Cohen que je ne connais pas trop, j’ai beaucoup écouté et aimé les artistes auxquels tu fais référence. Je n'ai jamais trop cherché à être original, en revanche je fais confiance à ma sensibilité.
The Offshore Pirate de Marc Morvan est disponible chez Les Disques de l'Artisan.
© Pascal Blua
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