Connaître les noms, reconnaître les auteurs. Voilà l'avantage principal de la vague de réhabilitation et de rééditions d'œuvres de musique utilitaires (musique d'illustration, de théâtre, de télévision) qui sévit dans l'industrie musicale depuis quelques années. Car d'œuvres, même, on n'avait longtemps même pas songé à parler. Une œuvre musicale, dit la doxa, ça vient des tripes, de cerveaux bourrés d'ambition et de la volonté de tout changer. Alors pourquoi, comment qualifier d'œuvres des pièces musicales produites par des mercenaires qui facturaient leur musique à la minute, dans le seul but qu'elle soit exploitée commercialement, et l'éditaient sur de maisons de disques fantômes dont les catalogues étaient indisponibles au public?
Deux décennies de mélomanie intense et perverse nous ont heureusement aidé à sortir de la désolante dichotomie musique pure / musique impure, et nous ont appris à jauger la valeur de la musique pour ce qu'elle est, au moins autant que là d'où elle vient.
Grâce au prosélytisme des diggers de rare groove (de Luke Vibert à Barry Smith d'Add N to (X)), à la pédagogie des musiciens passionnés (de Madlib à Stereolab) et au travail archéologique intense de labels comme Vadim Music, Dare Dare ou Dis-Joint, les noms de Roger Roger, Eddie Warner et Georges Teperino (dit Nino Nardini) sont désormais (presque) aussi connus que ceux de Jean-Jacques Perrey ou Jean-Michel Jarre. Leur avant-gardisme et leur prescience quant à l'avènement d'une musique électronique populaire sont considérés (presque) à égalité avec ceux de Pierre Henry ou Dider Marouani. Leur passion pour le médium électronique et la recherche de sons nouveaux, surtout, est désormais admirée et analysée au même titre que celle des inventeurs officiels de la musique concrète.
Roger Roger à la console (c)
Curatée et compilée par Alex Le-Tan et Jean-Sebastien Bernard dit Jess, deux des plus grands spécialistes de la library music de nos contrées déjà responsables de trois volumes de Space Oddities indispensables (dont le dernier en date était consacré à l'oeuvre passionnante du méconnu Jean-Pierre Decerf), Space Oddities : Studio Ganaro 1972 - 1982 propose la première anthologie complète, documentée et didactique des oeuvres enregistrées par le trio, ensemble ou séparément, dans leur studio de Jouy-en-Josas, dans la vallée de Chevreuse.
C'est là, dans cet espace à l'abri du monde et bourré d'instruments ésotériques du sol au plafond qui portait la première initiale de leurs noms ("Ganaro" est composé des deux premières lettre des noms de famille de l'ingénieur du son Francis Gastambie, de Nino Nardini et de Roger Roger) que Teperino, Roger et l'orchestrateur Eddie Warner ont créé pour leur propre label IM ("L'illustration musicale") et une floppée de labels de musique d'illustration français ou étrangers (Chappell, Crea Sound, Montparnasse 2000, Southern Library...) quelques-uns des morceaux les plus marquants, funky et improbables de la musique d'illustration européenne.
Eddie Warner, circa après la guerre.
Rien ne predisposait pourtant ces trois-là à tomber dans le groove, les synthétiseurs modulaires et les visions du futur. Fils d'une cantatrice et d'un chef d'orchestre né en 1911 à Rouen, Roger Roger (c'est son vrai sobriquet) a commencé sa carrière comme orchestrateur et arrangeur à Radio Luxembourg, et accompagné sur scène Edith Piaf ou Maurice Chevalier. Né en 1912 à Paris, son ami d'enfance Georges Teperino de son côté a appris le métier sur le tas, en dirigeant le Nino Nardini Orchestra, qui faisait danser la jeunesse d'après-guerre sur les rythmes exotiques à la mode (cha cha cha, tango, mambo). Eddie Warner, enfin, est né en 1917 en Allemagne. Juif allemand, fils d'une chanteuse d'opéra et du premier assistant du grand chef allemand Wilhelm Furtwängler, il a dû quitter son pays de naissance dès l'arrivée au pouvoir des Nazis. Ses premières expériences musicales, il les a faites aux côtés de son père, dans les bouges de Strasbourg avant le début de la guerre, puis dans les boîtes de nuit parisienne juste après. Ami de Lalo Schiffrin ou Lionel Hampton, il a découvert le jazz et les rythmes sud-américains en discutant avec des G.I. qui venaient guincher dans les clubs et monté son premier orchestre au début des années 50, dans le studio de l'ORTF.
Roger Roger au piano (c).
C'est une passion partagée pour les expérimentations sonores qui avaient lieu dans les studios du Groupe de Recherches Musicales de Pierre Schaeffer - sous l'oeil bienveillant d'André Malraux puis de Jacques Duhamel - qui a motivé Roger, Teperino et Warner à acquérir d'abord un clavecin et une ondioline (le fameux proto synthétiseur dont Jean-Jacques Perrey était démonstrateur assermenté) puis un Moog modulaire, qui s'est retrouvé à jouer un rôle central dans la conception de leurs morceaux d'ambiance en dépit de tout bon sens commercial.
Mais dès 1969 et l'album TVMusic 101 de Teperino et Roger sous le nom de Cecil Leuter, le synthétiseur était de tous les morceaux, toutes les tentatives, toutes les configurations. Parce que, comme l'explique la veuve d'Eddie Warner, Hannelore Warner, dans les notes de pochette de la compilation signées Clovis Goux, "ils ne pensaient pas à l’argent et faisaient de la recherche sans jamais se prendre au sérieux. Grâce à cette attitude, ils ont réussi à capter l’attention à l’étranger. Leurs disques ont ainsi été distribués en Angleterre et aux Etats-Unis qui en ont fait des imitations."
Musique pour le futur, signée Nino Nardini.
Concentrée sur la décennie décisive 1972 - 1982, qui a vu la musique de facture électronique passer de curiosité dans les disques de musique novelty ou à la télé (1972 est l'année où le célèbre générique d'Eddie Warner pour Des Chiffres et des Lettres est arrivé à l'antenne) à incontournable des hit-parades français (et du monde entier), Space Oddities : Studio Ganaro 1972 - 1982 contient presque autant de genres de morceaux qu'il en existe dans la discographie pléthorique du trio - vignettes futuristes, euro funk minimal, jerks électroniques, exotismes détournés, délices psyché rock, soundscapes grouillants... - et fait une initiation idéale non seulement à trois oeuvres inextricablement emmêlées les unes dans les autres (les trois gaillards n'arrêtaient pas de collaborer) mais à l'univers obscur de la library music française tout entier.
En d'autres termes, la réhabilitation de la musique électronique française la plus secrète ne fait que commencer, et on ne voit guère qu'une demi douzaine de ces loulours receleurs de raretés qui se font des fortunes sur les argus en augmentation constante depuis deux décennies des incunables de la musique d'illustration pour y trouver quelque chose à redire.
Space Oddities : Studio Ganaro 1972 - 1982 sort ces jours chez Born Bad. La pochette, merveilleuse, est signée La Boca.
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de nos cookies afin de vous offrir une meilleure utilisation de ce site Internet.