Explorer les liens qui relient la musique et la perception auditive, inverser le prisme de la musique instrumentale en partant d'un matériau existant - donc concret - pour aller vers l'abstraction de l'écriture musicale, développer des outils de création et de représentation de la musique, allier la recherche théorique sur l'objet sonore à la recherche en sciences sociales : le Groupe de Recherches Musicales (GRM), pensé à partir de la fin des années 40 et fondé en 1958 par Pierre Schaeffer avant d'être intégré à l'Office de radiodiffusion-télévisison française (ORTF) puis à l'Institut National de l'Audiovisuel (INA), n'a jamais lâché son fil conducteur : la réflexion autour de l'utilisation et la transformation des sons à des fins musicales.
De la Symphonie pour un homme seul de Pierre Schaeffer et Pierre Henry à l'acousmonium - un orchestre de haut parleurs - de François Bayle et jusqu'à la création de logiciels baptisés les GRM Tools, l'histoire de l'Ina GRM se pérpetue en englobant - et parfois en devançant - les mutations des outils de création musicale, du magnétophone aux synthétiseurs puis à l'informatique, avec toujours l'idée que son directeur artistique François Bonnet résume en une formule : "générer de l'inouï à partir de l'existant".
On est allé à la rencontre de François Bonnet en amont de la treizième édition du festival que le groupe a monté en partenariat avec Radio France, Présences électronique. Le temps d'un week-end au Centquatre le festival réunit des chercheurs de l'Ina GRM à des musiciens issus de diverses scènes expérimentales, de David Berham à Felicia Atkinson et de Carol Robinson à Demdike Stare. Le but affiché, mettre en évidence leurs convergences de pratique et d'idée en créant des rencontres et en mettant les techniques de spatialisation et de création du son mises au point par Schaeffer et son groupe au service des figures connues ou inconnues, émergentes, installées ou oubliées des musiques expérimentales.
Pierre Schaeffer
Comment est née l'idée de monter Présences électronique ?
François Bonnet : L'idée est née il y a 13 ans avec une prise de conscience de Christian Zanési, notre ancien directeur artistique. Il n'existait pas de canal de communication entre nous et les scènes expérimentales alors qu'à chaque fois que l'on se rencontrait fortuitement on se rendait compte qu'on avait plein de choses à se dire. La plupart connaissent très bien l’histoire de l'Ina GRM, ils utilisent les mêmes procédures... On s'est dit que c'était trop bête de ne pas rentrer dans un dialogue.
Donc avant de vouloir aller vers le public, il y a cette notion de pont entre vous et ces scènes expérimentales.
Effectivement, mais il faut garder en tête que c'est un milieu dans lequel la frontière entre acteurs et public est très poreuse. Notre souci en tant que groupe de recherche c'est de continuer à rendre vivantes les musiques que l'on défend. Ça participe évidemment d'une recherche d'un public, parce qu'on sait que ce ne sont pas des musiques qui sont destinées à être fermées sur elles-mêmes, elles peuvent s'adresser au plus grand nombre parce qu'elles sont immédiates. Et il y a bien entendu cet aspect de rencontre avec des artistes pour définir des projets communs. On essaie d'éviter de n'être qu'une date dans une tournée. Ça peut arriver mais ce n'est pas l'idée, la plupart des artistes qui viennent à Présences électronique font quelque chose spécifiquement. Que ce soit a minima, en adaptant leur performance pour le multi-canal, ou en créant une pièce spécifique, comme Demdike Stare le fera cette année. Là ils ont créé une pièce qu'ils n'ont jamais jouée et qu'ils ne rejoueront sans doute jamais, unique mais très importante, pour l'événement comme pour l'histoire du groupe. On est heureux de voir qu'on peut susciter autant d'enthousiasme sur la scène expérimentale.
Demdike Stare
Vous sentez une différence de réception de la part du public depuis 2003 ?
Oui. On sent un intêrét grandissant du public qui vient à Présences électronique pour le reste de notre saison musicale, ce qui crée un appel d'air et un rajeunissement de notre audience. Deuxième chose, les gens viennent maintenant pour le festival en lui-même, pas simplement sur la foi de tel ou tel nom. L'année dernière, on n'avait pas vraiment de tête d'affiche et les gens sont venus quand même, dans un esprit de découverte, avec une très belle qualité d'écoute. Et au niveau de la réception, il y a des choses qui dans les premières éditions avaient été à l'origine de mini-scandales mais qui aujourd'hui passent beaucoup mieux. Je ne pense pas qu'on puisse vivre une situation comme celle du concert de Florian Hecker il y a 3 ans à Beaubourg, qui avait été interrompu par des gens venus sur scène pour foutre en l'air les hauts parleurs.
Selon vous, une représentation qui vire à l'émeute constitue automatiquement un échec ?
C'est une autre question. Il y a plusieurs variables. Zbigniew Karkowski est venu jouer il y a quelques années, il n'était pas satisfait du volume sonore qu'on lui proposait. Je lui avais dit "écoute, les gens sont assis, ils ne peuvent pas sortir facilement, c'est un public qui vient aussi pour découvrir". Il avait fini par accepter et ça s'était bien passé. Notre objectif c'est l'ouverture. Sans renoncer à un aspect radical mais je ne cherche pas spécialement le scandale parce qu'il y a aussi des endroits qui sont là pour envoyer et qui ont leur fonction.
On pourrait parler d'un objectif pédagogique ?
Non, pédagogique c'est trop réducteur. Plutôt d'accompagnement d'une idée, d'accompagnement d'une écoute. Je dis toujours aux gens qui me disent ne pas connaître la musique acousmatique que le problème ce n'est pas qu'ils n'ont pas assez de culture mais qu'ils en ont trop. Ce qui leur interdit de partir sur une écoute simple. Il faut écouter la musique acousmatique comme on écoute le bruit de la mer. Écouter les formes. Et on peut parfaitement former un jugement sans avoir reçu d'initiation. Bien sûr que ce sont des musiques qui ont leurs codes, leurs écoles, leurs micro-niches. Mais l'enjeu primordial, c'est l'écoute. L'écoute directe, immédiate. En revanche on ne sacrifiera pas la complexité ou la radicalité au profit d'autre chose. Par exemple le vendredi on aura Cannibal, Kara-Lis Coverdale, Ivo Malec et Thomas Ankersmit, on peut pas dire que ce soit de l'easy listening. S'il faut être radical on l'est. On l'est sans doute moins que dans certaines scènes DIY où on s'en fout, on balance autant qu'on peut. Quand j'ai vu Karkowski aux Instants Chavirés c'était n'importe quoi au niveau volume mais on était 15, on savait ce qu'on venait voir et on pouvait sortir. On ne vise pas le scandale mais on ne renonce à aucune radicalité.
J'ai vu que vous aviez invité Puce Mary l'année dernière. Elle et Posh Isolation représentent un courant assez nouveau dans la scène expérimentale, qui n'hésite pas à jouer avec une imagerie et des codes presque pop. Comment vous analysez cette approche ?
C'est intéressant, et je ne trouve pas que ça nuise à la musique : Croatian Amor par exemple, c'est de grande qualité. C'est intéressant aussi parce que c'est une autre façon de consommer de la jeune génération, des natifs numériques. Effectivement il y a des engouements, je pense aussi à Yves Tumor. L'écouter sur disque et le voir en concert ça n'a rien à voir. En concert il joue sur CDJ, prend le micro, se jette dans la foule, envoie du stroboscope... un vrai spectacle, un peu comme Moor Mother, qui a ce même aspect très physique dans ses performances. Il y a une espèce de phénomène de culte de la personnalité, assez neuf dans cette scène, qui commence à émerger, et l'enjeu pour nous c'est de ne surtout pas se pincer le nez, parce qu'il y a de super bonnes productions qui viennent de ces labels. Et en même temps il faut faire attention à ne pas non plus céder à un faux effet de mode. Ce que j'essaie de faire c'est de toujours voir les artistes en live avant de les programmer. On peut avoir de très bonne surprise. Puce Mary, pour moi ça marche, Pharmakon, que j'ai vu jouer à Montréal, ça fonctionne aussi. Au delà de Pan, Sacred Bones ou Posh Isolation il faut simplement se demander si ça fonctionne, s'il y a une émotion qui passe. On peut se planter aussi, ça fait partie du jeu, mais ce qu'on cherche c'est avoir des gens qui peuvent tirer bénéfice de l'opportunité qu'on leur donne et qui ne sont pas simplement là pour choper un cachet de plus dans leur tournée. Quand on s'adresse à des gens la plupart du temps on a des réponses très rapides et très enthousiastes. Si ça traîne un peu on se rend compte que finalement ils ne nous connaisent pas si bien que ça et donc que ça peut peut-être ne pas le faire.
Puce Mary
Vous avez le temps de mettre des collaborations en place pour chacun des musiciens ?
Oui, quasiment pour tous. Il y'en a pour lesquels c'est un vrai projet : par exemple, Mazen Kerbaj, qui est un trompettiste acoustique qui a une approche quasi concrète de la musique. On est en train de voir comment avec un système de microphonie discret mais présent on va pouvoir décupler un peu le son dans l'espace sans faire de spectaculaire, simplement pour donner notre dimension. On ne veut pas non plus imposer à l'artiste un cahier des charges. L'idée c'est de trouver un point de rencontre, de leur dire : "tu vas avoir un super système, on a un savoir-faire, voilà ce qu'on pourrait essayer de faire ensemble". Il y a des gens, comme Class of 69 l'année dernière, qui ont fait quelque chose spécifiquement pour le concert avec des requêtes fortes, ils ont véritablement créé quelque chose. Il y a différents degrés d'intervention, qui peuvent varier selon la proximité avec les artistes. On peut être très interventionnistes comme très respectueux. Tout ça fait qu'on s'abstrait un peu de la mode. Bien sûr que c'est intéressant aussi pour nous, mais ce qu'on cherche avant tout c'est de trouver des gens qui soient pertinents.
Du field-recording au harsh-noise jusqu'au répertoire contemporain, vous faites cohabiter des genres très différents pendant le festival. Au-delà de l'expérimentation, quel est le fil conducteur ?
L'idée de fond est de servir de matrice à une réexpostion perpétuelle des musiques que nous défendons en essayant de continuer à être curieux en injectant de la création et de nouvelles figures. C'est un peu le challenge. Par exemple cette année avec Ocelle Mare et son travail sur les qualités de son qui illustrent bien une de nos idées directrices, qui pourrait presque être notre slogan : mettre l'écoute au centre du concert. Ça veut dire avoir un dispositif sonore de haute qualité, alors que ces musiques sont trop souvent diffusées sur des systèmes rock qui ne leur rendent pas vraiment justice, sauf dans le cas de la noise. C'est important parce que ce sont des musiques qui génèrent leur matériau créatif à travers l'expérience d'écoute du son. Et c'est sans doute le fil conducteur qui lie tous ces musiciens. Le son comme matière. Voilà, le son comme matière et comme vecteur d'émotion en tant que tel.
Présences Electronique aura lieu de 14 au 16 avril au Centquatre. Toutes les informations sur le site du festival.
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