Pour ceux qui l’ignoreraient encore, Albert Marcoeur est une figure légendaire de la chanson française dont la carrière, entamée dans les années 1970, se poursuit contre vents et marées, hors des circuits commerciaux et des mic-macs de la SACEM avec laquelle il a coupé les ponts. Résultat des courses, ses disques se retrouvent presque exclusivement distribués sur son propre site, ce qui lui sied parfaitement. Snobé dans son propre pays, cet artisan de génie élabore un jazz-rock complexe (“pop-trad-new age”, comme il dit), aussi bien en terme de progressions d'accords que de découpage rythmique, au-dessus duquel planent des paroles loufoques et poétiques, mi-spoken words mi-chantées, qui s’attachent à des observations de la vie quotidienne. Souvent présenté comme le Zappa français, adulé par Robert Wyatt ou Jim O'Rourke, il mériterait une renommée aussi importante que celle d'une Brigitte Fontaine, mais Albert s'en fout comme de sa première chaussette et trace sa route de workaholic frenzy sans regarder derrière lui, en se gaussant bien de l’industrie musicale et des medias. Nous avons eu l'honneur et le plaisir de le rencontrer autour d'un café rue Cadet.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Il y a un album qui se prépare avec le Quatuor Bela ; ce sera le reflet du spectacle Si oui, oui. Sinon non. Et puis il y a un bouquin qui s'appelle Mais Monsieur Marcoeur, comment se fait-il que vous ne soyez pas venu nous voir plus tôt ?! qui relate mes petites aventures à la SACEM, mis en images par Plonk et Replonk, des illustrateurs suisses de génie.. Il y a aussi eu un projet à Chambéry avec des élèves du conservatoire, avec l'orchestre symphonique de Chambéry, des élèves de l’APEJS, une école de musique qui prend en compte toutes les musiques, celles d’hier, celles d’aujourd’hui. Des titres au travers de la discographie marcoeurienne ont été choisis par des professeurs et responsables de pupitres qui les ont arrangés pour tous les participants. Et moi je participe en temps que superviseur et interprète de certaines pièces.
Abordent-ils vos chansons dans le respect de leurs orchestrations initiales ou les réinventent-ils complètement?
Elles sont toutes fidèles dans le fond mais des personnalités se glissent ici ou là suivant les envies et les mélanges de timbres des quatre vingt personnes en tout. Si ce n’est qu’aux répétitions, on est loin d’être quatre vingt, il y a toujours des gens qui manquent, qui ont d'autres priorités. Certains élèves jouent dans trois-quatre groupes différents. C'est dur à organiser, à mettre en place. Mais ça va, l'un dans l'autre... Je suis aussi sur un autre projet qui s'appelle Et Bien D'autres…. C'est un trio avec deux guitaristes suisses, Julien Baillod et Jean-Vincent Huguenin. Eux écrivent la musique, moi les textes. On a bossé pendant six mois sur la ligne des horlogers, c'est-à-dire la ligne qui va de Besançon à La Chaux-de-Fonds. Entre ces deux villes, il y avait tous les villages de l'horlogerie, et tous les métiers de l'horlogerie. Les gens prenaient ce train-là pour aller au boulot. On a eu une petite étude à faire là-dessus, retrouver des témoignages, et on a interrogé plein de gens qui ont travaillé dans l'horlogerie et qui nous ont raconté leur histoire. C'est donc un travail sonore avec tout le monde de l'horlogerie, les tic-tacs, les bruits de ressort, de mécanique, et puis ces machines diesel franco-suisse qui emmenaient les gens au travail. Et puis le Quatuor Bela m’a commandé une pièce pour un nouveau spectacle, je vais donc travailler ça pendant les vacances, cet été. Mais bon, je suis un petit peu fatigué, j'irais bien me reposer, peut-être dans le Nord, pour de vraies vacances.
Mes deux albums préférés de vous sont l'Album à colorier et Celui où y a Joseph. Quant à vous, auxquels êtes-vous le plus attaché?
Je n'ai pas d'albums préférés, j'ai des trucs préférés dans les albums, je n'ai pas d'époque phare, d'époque préférée à une autre... Mais bon, ça fait plaisir que des albums de 76-84 soient encore là, ça c'est plutôt sympa. Ces disques sont toujours très demandés sur le site...
Sur l'Album à colorier, avez-vous un morceau-phare ?
J'aime bien "Ouvre-toi" avec toute l'ambiance des soufflants à la fin, avec cette petite charley toute fine qu'on entend à l'arrière, qu'on entend à peine.
À qui s'adresse d'ailleurs le début de cette chanson: "T'es venu à pied, t'as bien fait, ils t'auront pas comme ça..." ?
Une espèce d'illumination, genre on est pendant la guerre, y a les bombardiers qui sont au-dessus, une idée comme ça, ça devait sûrement avoir une correspondance avec une fille qui a dû partir et qui est revenue, je ne me souviens plus trop.
Et "Le père Grimoine"?
Tout a commencé par la fin de la chanson, l’histoire de la belle-fille qui arrive et qui décide d'aménager au-dessus, de changer la couleur du papier-peint qui est d'une tristesse, il est triste ce papier ! C'est toujours elle qui dirige les opérations. J'imaginais ce père Grimoine qui est malade et ne peut plus rien faire. Son fils aurait dit n'importe quoi, il aurait dit oui, hein. Les vieilles personnes à la campagne considèrent tout ce qui est animaux, plantes, fleurs comme des proches. Le lierre d'à-côté, c'est tout juste s'il n’a pas un prénom. Pareil pour les oiseaux, les vieux paysans ils reconnaissent "ah ça, c'est le mâle qui revient", ils savent distinguer les mâles des femelles chez les oiseaux.
A une époque, vous travailliez avec des samplers...
C'est vrai qu'il y a beaucoup de samples sur L', de bruits extérieurs. Non maintenant c'est plus équilibré. Plus malin. Sur L' il y avait une petite soif d'intégrer tous ces sons et d'en faire de vrais instruments, tous ces sons de mers, ouvertures de portes, grincements de chaises... Tu peux faire toutes les notes... Les samplers maintenant c'est formidable, tu ne peux pas dire non à tous ces progrès-là, je me rappelle de mon frère Gérard qui essayait de faire des boucles avec des bandes, il mesurait tout, de 3,5 cm à 3,8 cm, avec des gants pour pas foutre de saloperies sur la bande, et des lames de rasoirs... Il mettait carrément une semaine pour faire une boucle ! Notre studio il est moitié numérique moitié analogique, on a gardé le 16 pistes analogique, on a les ordinateurs à côté. Et de mélanger les deux, c'est super. Pourquoi a-t-on voulu que le numérique remplace l'analogique ? Ouvrez les oreilles, les mecs ! Ça fait chier, c'est que dès qu'un truc arrive sur le marché il faut que ça prenne toute la place.
Il y a un regain d'intérêt pour des choses plus anciennes, on est en plein dans une époque de rétromanie...
Oui ! C'est même inquiétant. Quand j'étais jeune il fallait se projeter dans l'avenir, c'était l'an 2000, les fusées, les trucs tout électrique, les robots. Et là, les gens se retournent en arrière. J'ai entendu l'autre jour "Les vergers mémoire", comme "Les jardins d'antan". Ils essaient de refaire comme les jardins d'ouvriers qu'il y avait il y a très très longtemps. C'est un nouveau concept de travail sur les arbres fruitiers. Mais ça fait belle lurette que les fruitiers sont secoués à la machine, on ne cueille plus les cerises à la main de nos jours, on enlace le corps de l'arbre et on le secoue avec une machine… Aujourd'hui, la seule chose à faire selon moi, c'est d'être un peu réaliste, faudrait qu'on se dise “les mecs, c'est terminé l'ère industrielle, faut tourner la page en vrai”. Il y aura beaucoup de chômage, parce que je pense que la notion de travail s'effrite, il n'y aura plus de travail d’ici une cinquantaine d’années. Les gens ne travailleront plus, dans le sens du travail comme on le considère aujourd'hui, l'usine tout ça... Il faut se préparer à passer par tout ça. Mais on nous bourre le mou comme quoi il y a encore du boulot, qu'il faut faire des études et machin... On abuse en permanence de notre crédulité avec ce soi-disant progrès, à force de nous faire croire que c'est tellement glorieux ce nouveau gadget, que c'est tellement beau, tellement magnifique, qu’on peut faire tellement de choses avec... L'obsolescence programmée, ah les enfoirés ! Quand mon père est mort, on a récupéré son frigidaire, qu'il avait acheté en 1951, il marche encore très bien. Mais d'un autre côté, ça fait chier d'être contre la modernité, parce que ça apporte vachement de choses quand même. Mais j'arrive pas à trouver le bon équilibre, quoi : "Ouais, ça c'est bien, il faut prendre ça... Par contre ça, va te faire foutre."
Vous n'avez pas de portable ?
J'aurai un portable quand ça marchera. Dans le métro, les gens ils sont comme ça, je n'invente rien : "allo, oui je suis dans le métro, si ça coupe, tu t'inquiètes pas, hein". C'est rentré dans les moeurs. Non non non, moi si j'ai un portable, il faut que ça marche tout le temps, dans les tunnels, dans ma bagnole... Quand t'appelles les France Telecom, les machins, tu leur dis "dis donc mon portable, il marche pas", les mecs ils te répondent : "adoptez la position fixe". Hé oh, c'est un portable, c'est un mobile, c’est pas fait pour être utilisé en position fixe ! J'ai pas de carte de crédit non plus. Quand je vais à l'étranger, je suis obligé de prendre beaucoup de liquide. Je vais pas faire la queue comme un blaireau, à attendre pour foutre ma carte et avoir du pognon, sans déconner. J'arrive à la banque, tu me donnes mon blé tout de suite, quoi, vite, vite ! On a pété notre télévision, en 90 je crois, il y a deux étages derrière la maison, avec le studio qui est en haut, on a pris notre télé et on l'a jetée, ça a explosé en bas, on a dansé autour, on a fait une petite fête, c'était très sympa. Il y a un truc qui me scie vraiment le cul, c'est qu'on est à la pointe du modernisme au niveau restitution d'images, aujourd'hui on devrait quand même entendre des choses magnifiques, voir des choses magnifiques, or les mômes ils sont là à écouter de la musique avec leur iPod, à regarder des films sur leur portable. Il y a un truc pas normal dans le fait de dire "j'en ai rien à foutre de la qualité, ce que je veux c'est avoir 50 000 titres dans mon machin." C'est bizarre.
Avec un son de mauvaise qualité...
Y a pas de secret, plus le son est d'enfer, plus ça prend de la place, plus on va être obligé de le compresser pour que ça s'intègre facilement dans le format. Avec la 5G là on pourra en une seconde enregistrer un film de je sais plus combien, 800 Mo. Alors forcément, ça va être zarbi quand les gens iront au cinéma. C'est hallucinant, c'est le côté pratique qui a pris le dessus. Du temps de mes parents, ma mère elle a craqué devant la cuisine en formica. On lui disait que c’était pas joli, et elle répondait : "oui mais c'est pratique!" Et elle avait raison, ça se nettoie facilement, t'es pas obligé de gratter... Ben aujourd'hui c'est pareil, c'est hyper pratique. T'as tout sur place mais de qualité médiocre. Ça marche pas, mais tu t'en fous. C’est comme de s'apercevoir au final que le vinyle, c'est le meilleur support de retransmission. Un jour, en 87 ou 88, on voit une annonce dans un journal : platine laser-vinyle, c'était dans L'Express je crois. Seulement le père de cette platine, Mr. Chiba, on lui a mis des bâtons dans les roues. D'un seul coup, il foutait en l'air toute cette industrie du CD, en 88 tous les Sony machin c'était CD CD CD, donc le mec s'est barré. Et là, plus de nouvelles, impossible de retrouver la trace de sa platine miracle, parce qu'on voulait l'acheter. Ça coûtait un petit peu cher mais on s'est dit : plus de craquements, de bruits de souffle, ça élimine tout les bruits chiatiques... Ca valait le coup. Et puis, il y a une dizaine d'années, je vais sur le net, je machine, j'avais toujours le nom de la platine, bling ! Chiba ! Japon ! Le mec il avait sa petite usine, enfin son petit truc peinard. Je le contacte, "Mr Chiba, vous aviez fait cette platine, où en êtes-vous ? comment ça se passe ?" Le mec il m'a refilé la liste de tout les gens dans le monde qui avaient la platine, qui l'avaient acheté. J'envoie des petits mails comme ça, il y en avait un en Suède, un autre en Nouvelle-Calédonie, une en Australie. Les mecs, ils m'ont invité chez eux ! Bon, il y avait le voyage et tout ça quoi, mais les mecs ils me disent "non mais venez, venez écouter !"... On a échangé deux-trois petits mails, le mec il est chez lui, il fait ses platines et personne n’est au courant. Ça, ce serait la révolution. Enfin je serais surtout curieux d'écouter le rendu... Il y a plein de petits labels qui nous écrivent et qui voudraient ressortir les trucs en vinyles mais les mecs ils veulent faire des vinyles à partir des masters CD, c'est débile profond quoi. Ça ne veut rien dire. Oh la la ! c'est scandaleux, ils ont ressorti les vieilles bandes de répétition de Soft Machine, c'est lamentable !
Des choses qu'ils n'ont jamais voulu sortir ?
Oui ! Depuis que n’importe quelle musique passe dans le domaine public après cinquante ans, soixante-dix depuis peu, les maisons d'édition se font un blé de malade, comme sur les disques de jazz, les contrats qu'ils ont signé avec Coltrane, avec tous ces gens-là, d'un seul coup il y a plein de trucs qui sortent, des concerts dans tel truc, parce que les dates limites des droits sont passées...
Mais si cela permet de découvrir des choses magnifiques et totalement inconnues de tel ou tel artiste, après tout pourquoi pas ?
Le seul problème c'est que ça n'est jamais tellement fait dans cet esprit-là, c'est plutôt fait dans l'esprit "par ici la monnaie".
C'est vrai que moi je suis toujours content d'entendre des choses de Robert Wyatt que j'ignorais. Tout m'intéresse chez Wyatt en fait. Vous le connaissez ?
Ben en fait, non. J’ai un ami un jour qui a été l'interviewer à Londres pour le magazine Vibrations, et il me dit: "je rentre chez Robert Wyatt et il y avait ton album Travaux Pratiques sur la platine !". Quand il m’a dit ça, j’avais les larmes aux yeux, sans déconner. Robert Wyatt ! Ça m'a vachement touché. Donc, on connaît nos travaux réciproques, mais on ne se connait pas de visu.
Il y a Jim O'Rourke aussi qui vous admire énormément.
Il m'a envoyé un de ses albums, de petites ballades à la guitare acoustique, c'est assez sympa. Et puis il y a ce groupe avec cette japonaise… Ah oui, Deerhoof ! C'est vachement bien ça ! Ça pète le feu. Des groupes comme ça, ça fait vachement plaisir. On sent qu'ils ont tout écouté, enfin pas tout, mais on sent qu'ils ont les oreilles bien à l'affût, et ils nous concoctent un petit truc vachement bien torché, on ne sent pas le truc nostalgique, quoi. Mais on sent qu'ils ont écouté attentivement tout plein de choses.
Vivez-vous toujours à la Bergerie, dans votre maison et studio près de Montbard en Bourgogne? J'ai vu que vous la mettiez en vente…
Oui, on a envie de changer de coin, et puis on a plus envie d'être considérés comme des propriétaires avec des trucs à payer tous les mois qui débarquent d'on ne sait où. C'est que tout les moyens sont bons dans les cambrousses, des problèmes d'hygiène, évidemment, aux problèmes d’eau, de canalisations... Tous les moyens sont bons pour inventer des taxes, taxe d'épuration, d'assainissement... Et tout ça à payer au Trésor, même pas à des boîtes particulières, parce qu'aux boîtes privées, on peut leur dire d'aller se faire voir. Là, on doit tout au Trésor Public, et c'est une vraie mafia. Mais bon, ça nous pose un problème par rapport au studio, par exemple. Il faudrait peut-être qu'on se mette à travailler dans d'autres studios, qu'on n'ait plus le nôtre...
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