Des retrouvailles. Voilà l'impression que nous a fait l'écoute de Simple Songs, le premier disque de chansons de Jim O'Rourke depuis Insignificance en 2001. Pas que ses autres activités de compositeur, d'improvisateur, de producteur et de musicien nous intéressent moins fort (les 19 références virtuelles de son label-maison Steamroom parues ces dernier mois nous ont à peu près toutes passionnés) mais depuis Camoufleur de Gastr del Sol (le duo qu'il composait avec David Grubbs, dissolu en 1998) et la sainte trilogie "roeguienne" Bad Timing / Eureka / Insignificance, cet immense inventeur de formes qu'on admirait pour sa science et son incroyable versatilité (de la laptop music jusqu'à la musique improvisée en passant par le post-hardcore) est devenu l'un de nos songwriters préférés.
On est donc aux anges qu'en dépit de tous les pronostics et de toutes ses déclarations depuis dix ans qu'il a laissés en plan Sonic Youth, le succès d'estime et la carrière pour la vie chiche au Japon, O'Rourke soit finalement revenu à l'art difficile de la chanson, même si c'est peut être la dernière fois, même si ce nouveau disque est tout sauf une résurrection. Pas si pop et pas simple pour un sou, toujours aussi dense, complexe et composite, Simple Songs est surtout l'occasion d'entendre de nouveau sa voix, si frêle et si surprise de sonner si peu faux, qu'on fut les premiers surpris à aimer si fort malgré ses faiblesses et ses excentricités. L'entretien ci-dessous a eu lieu via Skype le 12 mai dernier, pendant qu'un typhon faisait trembler les murs de sa maison, à Tokyo.
Jim O'Rourke - Friends With Benefits (2015)
05:25
Comment vas-tu depuis la dernière fois qu'on s'est parlés, il y a six ans, pour la sortie de The Visitor?Je suis toujours vivant, il semblerait. Donc je n'ai pas trop à me plaindre.
Tu es toujours heureux au Japon?Je suis moi-même où que j'aille. Disons qu'au Japon, je me sens particulièrement à l'aise pour être moi-même. Et j'ai tendance, très naturellement, à juger les gens pour ce qu'ils font, pas d'où ils viennent. Donc si des gens me jugent par d'autres biais, avec d'autres idées derrière la tête, je m'en fiche complètement.
A part ça, est-ce que tu perds toujours trop de temps à faire de la musique?Oui, beaucoup, beaucoup trop de temps. Même si je fais beaucoup moins de concerts qu'il y a quelques années.
Il fut une époque où tu te plaignais du fait que malgré ton exil au Japon, on te sollicitait encore beaucoup trop pour les concerts.Disons que j'ai appris à dire non. Si tu me vois sur scène à Tokyo, qui est la seule ville où je joue encore, c'est que j'ai choisi d'être là. Je joue très souvent
avec Keiji Haino. Et
avec Akira Sakata, un saxophoniste qui représente une sorte de renouveau du free jazz japonais. Et puis, parfois, avec des vieux amis avec lesquels j'ai toujours du plaisir à jouer. A part ça, je ne quitte pas la maison. J'ai appris à éviter les pièges pour ne plus avoir à tomber dedans. Depuis quelques mois, je passe surtout du temps à travailler sur mes propres compositions. Ce qui veut dire que le frigo est de plus en plus vide, mais si je ne m'y remets pas maintenant, je ne le ferai sans doute jamais.
Jim O'Rourke - Last Year (2015)
05:48
Dans "Last Year", une chanson de Simple Songs, tu utilises à plusieurs reprises le mot "absentee" (absent). On a du mal à ne pas y déchiffrer un commentaire sur ta condition de musicien aujourd'hui. Je ne suis pas absent à moi même, si tu vois ce que je veux dire. Et je suis obligé de te répondre que les apparences sont trompeuses - parce qu'en tant qu'artiste "pop", c'est mon job de réfuter toutes les lectures autobiographiques des paroles de mes chansons. Donc le "grand absent" de cette chanson, ce n'est pas moi. Même si je la chante avec ma voix, à la première personne. Enfin, je crois (rires). Quoi qu'il en soit, j'ai encore plein d'amis, que je fréquente quand je veux. Je n'ai pas besoin de les voir plus souvent. Je n'ai pas besoin de voyager plus. La plupart des gens ont ce luxe: être entourés d'autres gens qui comptent pour eux. Mais je me sens tout à fait heureux sans ça. Je n'ai pas besoin de plus de gens dans mon entourage que ceux qui sont déjà là. Etre trop entouré m'angoisse plutôt, en fait. Donc je ne me sens absent pour personne.
Tu es au moins absent pour les gens qui aiment tes disques. Il fut une époque où il ne se passait pas une semaine sans qu'un disque sorte avec ton nom écrit quelque part sur la pochette. Tu en sors beaucoup moins depuis ton départ pour le Japon. Et tu n'es pas sans savoir que tes disques de chansons ont particulièrement marqué certains esprits. Tu as été absent pour eux.Ma foi... Je continue à ne pas faire de distinction entre mes disques de chansons et les autres. Je sais que plus de gens ont écouté ces disques, parce que les gens continuent à préférer la chanson au drone ou à la musique concrète. C'est un fait. Mais au risque d'avoir l'air de jouer au con, je ne connais pas tous ces gens. Je ne les ai jamais rencontrés! Donc je ne pense jamais à eux! Même si ça fait toujours plaisir d'apprendre qu'il existe des gens sur cette planète qui ont envie d'entendre plus de musique que j'ai composée. Mais je n'éprouve aucune culpabilité due au fait de n'avoir présenté aucune oeuvre pop au public depuis longtemps.
Jim O'Rourke - Eureka [Full Album]
42:15
En parcourant les quelques critiques déjà parues de ton nouvel album, j'ai été surpris du nombre de critiques qui évoquaient Eureka ou Insignificance comme des vieux amis.Ce n'est pas la première fois que j'entends parler de cet effet que feraient certains de mes disques à certains auditeurs. J'ai aussi remarqué que ça se transmettait de génération en génération. Quand
Insignificance est sorti en 2001, tout le monde l'a détesté. Et mon ami Darin (
Gray, ndr), qui joue de la basse sur plusieurs de mes disques et qui accompagne Jeff Tweedy (
de Wilco, ndr) et son fils sur scène, m'a dit qu'il n'arrêtait pas de rencontrer des gamins qui lui parlent de ce disque. Je suis au Japon, donc j'ai du mal à jauger de l'ampleur du phénomène, mais je suis très heureux que ce disque ait trouvé des auditeurs. Si on sort de la musique, c'est tout de même, aussi, pour qu'elle touche des gens. Sinon pourquoi la sortir? Bref, c'est agréable de penser que ces disques ont eu une durée de vie plus longue que les deux ou trois mois qui ont suivi leur sortie. J'écoute toujours
The Lamb Lies Down on Broadway de Genesis au moins deux ou trois fois par semaine et j'imagine que les membres survivants du groupe seraient sans doute surpris de l'apprendre.
Genesis?Bien sûr. Ça fait partie des disques importants de ma vie. J'imagine pourtant que les choses que les membres de Genesis ont mis dedans il y a 40 ans n'avaient que très peu de choses à voir avec les préoccupations actuelles de ma vie.
Une dernière question à propos du sens caché derrière les paroles de Simple Songs et après j'arrête: "Friends with Benefits", "Half Life Crisis" ou "These Hands" n'ont vraiment rien à voir avec ta vie ni ta situation personnelle à ce moment précis de ta vie de musicien?Non, encore une fois, je dois écarter la piste personnelle. Même si l'inspiration vient forcément de moments épars et d'observations liées à ma vie. Mais c'est sublimé en quelque chose de beaucoup plus abstrait. C'est ça que je donne à écouter. Les racines de l'art sont toujours dans la vie. Pas besoin d'avoir compulsé John Cage pour comprendre ça. Mais ce qui est intéressant, c'est ce que ça devient après être passé par la poétique de l'art et l'abstraction de la chanson. Ce qui m'intéresse, c'est comment un ressenti très intime peut devenir un tremplin pour les ressentis des autres. En général, les interprétations de mes paroles par les gens qui les écoutent n'ont d'ailleurs que très peu à voir avec ce que j'y ai mis. Le journaliste avec qui je parlais juste avant notre entretien m'a demandé si le titre de mon mini-album
Halfway to a Threeway était une réflexion sur le viol des handicapés. Ça m'a complètement séché.
C'est le genre de vie qu'ont les disques après qu'on les a terminés.A ce niveau de littéralisme dans l'interprétation, il y a quand même des questions à se poser.
Est-ce qu'il y a une thématique implicite qui unit les chansons de Simple Songs?Sans aucun doute. Je n'irai pas jusqu'à dire que c'est un disque "à thème" mais il y a des passerelles thématiques qui font que les morceaux fonctionnent et communiquent ensemble. Ça peut être deux thèmes qui fonctionnent en miroir, deux thèmes qui représentent deux faces d'un même problème, ou plusieurs manières de regarder une même situation.
Combien de temps as-tu travaillé sur ce disque?6 ans, du début à la fin.
Combien de personnes à part toi ont travaillé dessus? Les arrangements sont très riches, avec des cordes et des cuivres, mais il n'y a aucune information sur les fichiers promotionnels qu'on m'a envoyé.En fait j'ai un vrai groupe qui joue avec moi sur le disque. Ça explique d'ailleurs beaucoup pourquoi l'enregistrement a été si long: il fallait que je trouve des musiciens avec lesquels ça marche vraiment. Avant ça, je jouais en trio avec Darin et Glenn (
Kotche, ndr), et il a fallu trouver des musiciens avec lesquels façonner une esthétique suffisamment forte... Simplement des musiciens sur la même page que moi.
Qui sont ces musiciens? Ils sont tous originaires de Tokyo?Oui. La pianiste, Eiko Ishibashi, sort aussi ses disques sur Drag City (
on vous parle d'elle ici, ndr) et dont j'ai produit les derniers albums,
Imitations of Life et
Car and Freezer. Je joue de la guitare son groupe... Du coup je lui ai un peu volé. On se contente de faire tourner le tabouret du chanteur. On accompagne d'autres musiciens, aussi. Comme un groupe de bal. Donc en quelque sorte, nous sommes notre propre "house-band".
Eiko Ishibashi "Resurrection" (Official Video)
05:08
Parlons du titre de cet album, maintenant. "Simple Songs": c'est une plaisanterie?L'ironie est là bien sûr. La plaisanterie est assez évidente. Et elle me fait plutôt rire. Quand les gens entendent mon nom, ils s'imaginent "
cut-up de bandes de musique concrète" et ils soupirent. J'imagine que ça déplaît à certains. C'est ma manière à moi de leur dire: "
tiens, écoute ça, et arrête de te plaindre. Moi je retourne faire de la musique concrète". (rires).
Quand tu as sorti Bad Timing et surtout Eureka dans les années 90, ces disques ressemblaient beaucoup à des déclarations d'intention. Ce n'était pas rien, dans le contexte de l'époque, de reprendre du Burt Bacharach. C'était beaucoup plus "violent", si j'ose dire, qu'aujourd'hui.Je n'ai pas enregistrés ces disques pour ça, tu t'en doutes bien. Je serais bien incapable de mener à bien l'enregistrement d'un album pour faire une déclaration d'intention. 6 ans, c'est trop long pour rendre des gens heureux ou les mettres en colère.
La chanson est sans doute le seul art où la simplicité est presque systématiquement avancée comme une valeur étalon.Beaucoup de grandes chansons sont très simples. Beaucoup de grandes chansons sont compliquées au point de poser des problèmes mathématiques à ceux qui tentent de les décrypter. Ce qui ne veut pas dire que cette complexité s'entend. Beaucoup de chansons que les gens imaginent être simples, voire simplistes, sont pleines de mystères et d'arcanes harmoniques incroyables. Bacharach par exemple, pour prendre un exemple évident. Fais une petite analyse harmonique de ce qui se passe dans ses chansons, et tu verras à quel point l'écriture est savante et ardue. Le mot "simple", lui-même, est beaucoup plus compliqué qu'il n'en a l'air.
Jim O'Rourke - Trains And Boats And Planes
04:07
Une interprétation possible de ton activité de songwriter pop reste que la discipline est, en dépit de toutes tes activités de producteur et de musicien expérimental extrêmement instruit et aguerri, la plus difficile de toutes. C'est un mythe, bien sûr...C'est sans doute la seule chose de ma vie de musicien qui semble avoir un impact. Quand j'ai sorti Eureka, beaucoup de mes amis du milieu de la musique "expérimentale", comme tu dis, m'ont tourné le dos. Je ne leur en veux pas, les gens restent les gens, on les changera pas. Mais pour moi, c'est comme en vouloir à un architecte de construire un hôpital. Comme s'ils avaient quelque chose contre les hôpitaux. Pourtant ça reste de l'architecture. Ça reste de l'art. Un architecte travaille avec des idées. Ce qui importe, c'est qu'il construise des immeubles, pas le genre d'immeuble qu'il construit.
Pour toi, il y a une continuité absolue entre écrire des chansons que tu vas chanter et produire un drone électronique?Absolument. Tout est lié. Tout se nourrit. Tout réfléchit. Certaines formes ont tendance à révéler l'imperfection, d'autres dégagent plutôt de la force, c'est tout. Dans mon quotidien, surtout, tout est mélangé. Le soleil se lève, je me réveille, je travaille. C'est le travail que je fais quand je suis à l'état d'éveil.
Il reste le chant, qui est une activité que tu ne pratiques que très rarement, et presque exclusivement pour chanter tes propres chansons... Même si tu as enregistré des reprises ici ou là sur des compilations. Ça a été douloureux d'y revenir?Très douloureux. Au début, je ne voulais pas le faire. D'autant plus que chanter en Anglais est vraiment très bizarre pour moi. Je parle très rarement en Anglais, à tel point qu'il m'arrive de me demander si c'est vraiment ma langue maternelle. J'exagère à peine. Me remettre dans l'état d'esprit pour écrire les paroles a été très compliqué. Mais je savais que je ne pouvais pas faire autrement. Il s'agit de chansons, et les paroles en font partie de cette forme d'art que j'ai choisie pour ce disque. Donc j'ai beaucoup repoussé cette étape. Ces chansons ont existé sous forme instrumentale pendant 5 ans. C'était le temps nécessaire... Pas pour que je me sente plus à l'aise pour les chanter, mais pour comprendre ce que je devais faire. Parce que je ne sais toujours pas chanter!
Bien sûr que si, tu sais chanter.Non. Les gens sont très gentils de me dire qu'ils aiment ma voix. Mais je sais ce que je vaux comme chanteur.
Jim O'Rourke - Hotel Blue
03:21
Il y a des moments où tu pousses la voix, comme un crooner. Ça, tu ne l'avais jamais fait.C'est une première, effectivement. Ça faisait partie de la composition. Pour répondre aux paroles aussi. Et à l'emplacement de la chanson dans le disque. Tout ça est supposé être cohérent. C'est embarrassant mais je ne pouvais pas contourner le problème.
Tu aurais pu faire chanter tes chansons par quelqu'un d'autre.Non. Non, non, non. (rires)
Jim O'rourke sings "Enka".wmv
06:52
Tu aurais pu chanter en Japonais aussi.
Je chante en Japonais tout le temps, au Karaoke, ou quand j'invente des chansons idiotes pour faire rire mes amis. D'ailleurs, c'est ce que j'ai le plus chanté ces dernières années, des bêtises en Japonais inventées pour faire rire mes amis.
Depuis un peu plus de dix ans, tu évoques ici ou là un disque instrumental, il me semble, sur lequel tu travailles et dont tu doutes qu'un label puisse un jour le financer. Simple Songs n'a rien à voir avec ça?En fait, ça fait 16 ans que c'est composé. Le problème, si c'en est un, c'est que je n'accepte aucun argent des labels qui sortent ma musique pour la produire. Parce que je continue à penser, pour une raison ou pour une autre, que je dois produire moi même ma musique, au sens financier du terme. Et je sais que je n'aurai jamais les moyens d'enregistrer cette composition. En même temps... Je dois t'avouer quelque chose: il y a deux mois, j'ai commencé à réviser la partition et j'ai demandé au groupe d'apprendre les parties supposée être jouée par un groupe. Au cas-où. Pour que ce soit prêt. Alors on ne sait jamais. Si l'argent arrive sur mon compte en banque, la machine pourrait se mettre en marche. Mais je ne vends pas assez de disques. Donc la chance que ça se fasse reste infime. Minuscule. Ridicule. (rires).
C'est douloureux à entendre. Avec tous ces disques inutiles qui sont produits tous les jours dans le monde avec des tonnes d'argent sale...J'imagine que c'est le cas. Mais je ne veux pas prendre l'argent des autres. C'est à cause de mon éducation irlandaise catholique. On ne prend pas l'argent des autres. Et on ne prend pas d'argent qui n'a pas été gagné à la sueur de son front. L'argent, c'est le travail. Et si ça doit empêcher des choses de se faire, c'est la vie. Je suis plus heureux comme ça.