Dans la grande histoire de la techno européenne sur laquelle planchent collectivement les journalistes spécialisés du monde entier depuis une dizaine d'années, un nom ne revient pas aussi souvent qu'il le devrait: Cristian Vogel. Pourtant aussi essentiel aux yeux de la collectivité de ses fans qu'Autechre, Aphex Twin, Atom Heart ou Basic Channel, cet Anglais au patronyme teuton mais dont le prénom souvent orthographié de travers révèle qu'il est né à Santiago du Chili a traversé les deux dernières décennies à mi-chemin de la semi-obscurité et de la lumière blafarde du semi-succès, et continue à défier, 22 ans après la sortie de son premier maxi sur le Magnetic North de Dave Clarke, jusqu'aux critiques techno contemporains pourtant habitués à se fader les sorties toujours plus compliquées de L.I.E.S., Opal Tapes ou PAN. Il ne fait pourtant pas un pli que Vogel est un artiste absolument majeur, d'autant plus essentiel à découvrir ou redécouvrir qu'il n'a jamais sorti, en deux décennies, un disque moyen, abscons ou inutile.
Résumons donc pour y voir plus clair dans notre sentence: Cristian Vogel, au mitan des années 90, était un DJ, artiste et label-manager très réputé dans le milieu techno. Tout le monde connaissait son nom, il était célèbre pour être le premier Britannique à avoir joué derrière les platines du Tresor (qui était alors La Mecque de la techno berlinoise) et dirigeait main dans la main avec son mentor Si Begg Mosquito / Erutufon, label/collectif basé à Brighton qui passait à juste titre pour figurer parmi les plus audacieux de l'underground d'alors.
Surtout, Vogel était un modèle de laborantin idéal pour une époque en plein engouement moderniste. Refusant obstinément de choisir entre la techno de rave la plus radicale et l'électronique d'avant-garde qu'il avait étudié avec Jonathan Harvey à l'université, l'Anglais partageait son oeuvre entre le bastion techno Tresor et Force Tracks / Mille Plateaux, label de Francfort au nom équivoque très emblématique de la vague de modernisme débridé qui agitait l'underground électronique allemand pendant la deuxième moitié des années 90, et s'était fait une spécialité de soumettre aux dancefloors des plus grands raouts rave les sonorités les plus radicales et les plus abrasives possible.
Autre époque, autre zeigeist, le posterboy Vogel s'est même payé à la fin des années 90 le luxe de signer deux albums sur Novamute, sous-label de Mute consacré à la techno dont les sorties ressemblaient à des petites consécrations pour les petits pontes de la techno des années 90, et fait des succès d'estime incroyables avec Super Collider, très audacieux projet de r'n'b dopé à l'extreme computer music ("Prince meets Xenakis") avec le crooner Jamie Lidell ou Chicks on Speed, collectif riot grrrl expérimental dont il était l'un des producteurs de choix.
Au mitan des années 2010, Cristian Vogel a pourtant du mal à faire fructifier sa carrière et son oeuvre incroyables devant les grandes instances de la postérité. Pour boucler ses deux derniers albums et financer le remastering de ses albums et de la pile de cassettes DAT qu'il a retrouvés dans le grenier de sa mère, il a dû lancer lui-même une campagne de crowdfunding. Pour cause de radicalisme déplacé ou d'anachronisme patenté?
Une chose est sûre, Cristian Vogel ne court pas après sa légende et c'est tout à son honneur. Après une sécession avec la "party scene", il a déclaré vouloir se consacrer à 100% à sa carrière de compositeur "sérieux", celui qui compose des musiques de ballet pour le chorégraphe Gilles Jobin, compose de la musique acousmatique sans concession pour les acousmoniums, et concède tous les deux ou trois ans un disque de musique électronique ciselée sous un microscope électronique pour les (vieux) fans avides de ses sonorités uniques dans le monde de la musique électronique contemporaine.
Ce qui n'est pas une raison pour oublier la trentaine de maxis fabuleux d'invention et les 18 albums à peu près tous indispensables qu'il a sortis ces 23 dernières années, dont le dernier en date, le prodigieux mais résolument inclassable, décalé, déclassé Polyphonic Beings, qui fut le joli pretexte autour duquel nous l'avons interviewé lors de sa dernière venue parisienne à l'automne dernier. En espérant, du fond du coeur, participer d'une manière ou d'un autre à la canonisation définitive de ce qu'on considère ici (ou là) comme l'un des artistes de musique électronique les plus singuliers, attachants, importants de notre temps.
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