Dans sa célèbre nouvelle "Pierre Ménard, auteur du Quichotte", Jorge Luis Borges raconte l'histoire de Pierre Ménard, écrivain français dont l'improbable maître projet est la réécriture à l'identique, mot pour mot et en Espagnol du XVIIe dans le texte, du Don Quichotte de Cervantes. Quel mystère métaphysique se cache derrière ce plagiat ? Tout est histoire de contexte, explique le narrateur et derrière lui Borgès lui-même, qui en profite pour se livrer à un délicieux exercice de théorie structuraliste avant l'heure, démontrant comparaison à l'appui que toutes les phrases, toutes les idées poétiques changent de sens puisqu'elles sont recréées à partir d'un original trois siècles après la bataille, dans une langue qui n'existe plus.
Pour Radioland : Radio-Activity Revisited, le pianiste britannique Matthew Bourne, l'artiste multimédia Antoine Schmitt et le sound artist inclassable Franck Vigroux (qui vient de sortir un superbe album avec Mika Vainio de Pan Sonic, soit dit en passant) procèdent un peu de la même manière : en copistes existentiels. L'original copié est bien sûr le Radio-Activity de Kraftwerk, autre parangon de la modernité qui a en commun avec Don Quichotte d'avoir inventé une forme, un langage, et un nouveau type de recursivité, et sa reprise intégrale a forcément autant à voir avec l'hommage élogieux à un disque pionnier qu'avec un commentaire complexe sur la manière dont sa modernité peut converser avec le temps présent quarante ans après sa sortie.
A l'inverse du Quichotte de Ménard ou du Psychose d'Hitchcock repris (quasiment) plan par plan par Gus Van Sant (dont tout ce qui importe se terre dans le "quasiment", évidemment), ce Radio-Activity Revisited prend des libertés de timbres et de formes très notables vis-à-vis de l'original, augmentant ou rabougrissant les arrangements, les longueurs et les harmonies au gré de l'inspiration et des volontés d'affranchissement. Musiciens aguerris mais électroniciens à 360°, Bourne et Vigroux font bien plus que rejouer "Radioland" ou "Ohm Sweet Ohm" comme des standards.
Là où leurs libertés, hoquets ou simulacres nous intéressent, c'est dans ce qu'ils expriment de notre rapport au futur et de la manière dont il a radicalement évolué depuis 1975. Radio-Activity de Kraftwerk était consacré pour moitié à une évocation romantique des ondes radiophonique et de la radioactivité dans l'ère post-nucléaire, pour l'autre aux matières sonores magnifiquement étranges que ces nouvelles technologies avaient amené dans notre monde aural ; sa contrepartie contemporaine, produite à une époque où des sons électroniques s'engouffrent dans nos oreilles 1000 fois par jour, se nimbe instantanément d'angoisse, de distance et - paradoxalement - d'humanité.
Que reste-t-il, au-delà de l'effet madeleine produit par trois ou quatre mélodies magiques, des qualités d'évocation, de perturbation et de fascination de la première oeuvre majeure de Kraftwerk quarante ans, presque jour pour jour, après son arrivée dans le monde ? Kraftwerk eux-mêmes, dans leur avatar contemporain piloté par Ralf Hütter, ont tristement fait le choix d'éluder les ambiguités en transformant "Radioactivity" la chanson en hymne anti-nucléaire (ce qu'il n'était pas, loin s'en faut, dans sa version originale de 1975). Bourne et Vigroux préfèrent préserver la multiplicité des sens et des interprétations, noircissant quelques traits, en estompant quelques autres. Leur Radio-Activity à eux n'est pas exempt de maladresses et de tiédeurs, mais on se repaît des variations qu'il propose pour ce qu'elles répètent autant que pour ce qu'elles omettent de répéter, ce qu'elles pervertissent, ce qu'elles éludent ou mettent à jour. Une copie à l'identique bricolée par Pierre Ménard n'aurait pas dit autre chose.
Radio-Activity Revisited sort ce vendredi 4 décembre sur Leaf.
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