L'important à propos du Product de Sophie, ce n'est pas le sex toy en vinyle que vous pouvez vous procurer à prix prohibitif si vous achetez le disque en ligne. L'important à propos du Product de Sophie, ce n'est pas qu'il arrive en magasin le même jour que le premier album du Pape François. L'important à propos de Product de Sophie, c'est qu'il s'agit du disque de pop électronique le plus important de la mare de pixels, de douleurs et de confusion qui s'étale entre le début de l'année scolaire et le printemps prochain qu'on appelle "notre époque".
Oubliez les bêtises de Grimes, Selena Gomez ou Arca : on a beau élargir le trou de la besace 2015, on ne trouve rien de plus ahurissant que cette compilation pourtant très chiche d'avortons hybrides de bubblegum pop apocalyptique, bass music cubiste et extreme computer music pour pub Gucci.
On est d'autant plus surpris de l'écrire qu'on est les premiers étonnés de plonger si profond dans ce disque où tout n'est que surface, dont on connait surtout la moitié sur le bout des doigts depuis des plombes. Le gars Sophie, on le suit avec intérêt depuis la sortie de "Bipp" en juin 2013 (qu'on est pas peu fier d'avoir qualifié d'
"llisible, beau, vilain, hyper contemporain"), et la première moitié de
Product ne propose rien d'autre que l'enfilade bête et méchante des tracks de
Bipp/Elle et de son successeur
Lemonade/Hard.
Il se trouve pourtant que le saucissonnage de ces quatre cocardes fluorescentes avec les quatre mises en perspective que proposent les quatre inédits qui suivent suffit à faire de
Product bien plus qu'une anthologie façon liquidation avant fermeture : une machination hyper complexe et perfectionnée de formes, de matières et de tempos qui ne cessent de se répondre, s'imiter ou se parodier d'un morceau à l'autre, un vaste écheveau synaptique hautement réflexif où aucun son, aucune mélodie ne s'exprime sans faire référence à un autre.
On vous a déjà parlé de l'ironie tragique de "
Just Like We Never Said Goodbye" ou du post grime existientiel de "
MSMSMSM" au moment de leur fuitage respectif sur les réseaux, on vous a déjà dit toute l'admiration qu'on portait à leurs innovations, leurs syncopes, leurs ruptures sensationnelles ; on est encore plus bluffés de réaliser que leurs formes étranges, leurs arcanes émotionnelles et leurs matières élastiques ou abrasives prennent tout leur sens une fois combinées à celles de "Bipp", "L.O.V.E." ou "VYZEE".
Une fois n'est pas coutume, ce n'est pas la composante théorique qu'on choisit de mettre en avant pour notre dithyrambe - même si
Product est bien la plongée vertigineuse dans l'hyperespace hypercapitaliste promise par le titre, même si on saisit que quand Samuel Long fait chanter à sa poupée virtuelle "
I can make you feel better" sur "Bipp", c'est la machine pop toute entière qu'il a en tête. Si on reste exagérément réceptif à tout ce qui ressemble de près ou de loin à une mise en abyme de la vie dans les réseaux, de l'hyperhyperréalité et de la pop de laboratoire, c'est Samuel Long le concepteur de prototypes qui se révèle ici le mieux et dont souhaite chanter en premier les louanges.
Les mauvaises langues déçues de n'avoir que quatre inédits minuscules à se mettre sous la dent diront sans doute que Samuel Long est arrivé au bout d'une formule, on leur rétorquera que l'étendue de territoires et d'émotions couverte par ces huit variations autour du même thème (le chaud et le froid, le soft et le dur, le niais et le hardcore, le sirupeux et le violent) prouve que la terra incognita reste immense à explorer ; on leur conseillera surtout une énième fois cet album de tenter le recul : combien de disques de musique électronique "grand public" peuvent se targuer aujourd'hui de proposer autant de formes inédites, de précipités émotionnels si riches et si purs, de moments si extrêmes et si plein d'ambiguité?
Un peu par provocation, on a déjà avancé à quelques amis que
Product sonnait à nos oreilles le disque de musique électroacoustique le plus convaincant qu'on avait entendu depuis longtemps, un ensemble de propositions synthétiques en tout cas bien plus singulier et pertinent que la plupart des propositions post-digitales ésotériques de
Gábor Lázár,
Rian Treanor ou
Kangding Ray.
Après s'être enfilé l'album une bonne vingtaine de fois dans l'ordre et dans son intégralité, on est aujourd'hui intimement persuadés que c'est la vérité. Pendant que la plupart des producteurs de musique électronique de recherche continuent à explorer d'une seule voix les mêmes algorithmes, la même poésie, les mêmes esthétiques, Sophie se façonne un univers plastique absolument inédit en extrapolant des objets synthétiques pourtant tous connus de longue date par les habitués de la culture rave : le
hoover sound, le wobble dubstep, l'infrabasse garage, la nappe hardcore... Autant de signes sonores que Samuel Long déforme et dégorge jusqu'à l'abstraction, jusqu'à la pure sensation, jusqu'à atteindre une fascinante littéralité d'analogie entre le fond (les mots), la forme (le boucan) et leur signification dont on avait oublié à quel point elle était essentielle pour la culture dance et la musique pop.
Personne n'a encore ramassé théoriquement la manière dont une certaine musique électronique étaient en train de revenir à la ligne claire et à une intense lisibilité après des années de domination du flou, du
brouillard et du
dé-quantizé. C'est particulièrement criant (criard) chez Sophie et chez ses compadres de
PC Music. Il faut commencer à se demander pourquoi, à regarder ce qui se trame derrière cet amour des sons qui parlent et des effets de surface. Personne ne sait si Sophie a décidé de s'appeler Sophie en hommage à une vieille copine shampouineuse, de manière totalement arbitraire (ce qui veut dire qu'il aurait tout autant pu s'appeler Alice ou Bethany) ou en référence à l'étymologie classique du prénom (doit on vous dire que "Sophia" signifie "sagesse" en Grec?).
JUST LIKE WE NEVER SAID GOODBYE
Il n'est pourtant pas impossible que quelques indices nous attendent chez quelques vieux Grecs spécialisés dans les mondes qui se cachent à la surface des choses, par exemple
les Stoïciens, que Gilles Deleuze associe à l'
Alice au pays des Merveilles de Lewis Carroll pour leur dire des choses fabuleusement éclairantes sur le contemporain dans
Logique du sens. On y a en tout cas retrouvé la piste théorique ci-dessous en buvant notre café ce matin et on s'est dit que ça concluait assez bien notre tentative d'y voir clair dans le bonheur infini que nous procure ce petit disque très étrange :
"
Dans toute l’œuvre de Lewis Carroll, il s’agit des événements dans leur différence avec les êtres, les choses et états de choses. Mais le début d’Alice cherche encore le secret des événements, et du devenir illimité qu’ils impliquent, dans la profondeur de la terre, puits et terriers qui se creusent, qui s’enfoncent en dessous, mélange de corps qui se pénètrent et coexistent. À mesure que l’on avance dans le récit, pourtant, les mouvements d’enfoncement et d’enfouissement font place à des mouvements latéraux de glissement, de gauche à droite et de droite à gauche. (...) On dirait que l’ancienne profondeur s’est étalée, est devenue largeur. Le devenir illimité tient tout entier maintenant dans cette largeur retournée.
Profond a cessé d’être un compliment. (...) Les événements sont comme les cristaux, ils ne deviennent et ne grandissent que par les bords, sur les bords. C’est bien là le premier secret du bègue ou du gaucher : non plus s’enfoncer, mais glisser tout le long, de telle manière que l’ancienne profondeur ne soit plus rien, réduite au sens inverse de la surface. C’est à force de glisser qu’on passera de l’autre côté, puisque l’autre côté n’est que le sens inverse. Et s’il n’y a rien à voir derrière le rideau, c’est que tout le visible, ou plutôt toute la science possible est le long du rideau, qu’il suffit de suivre assez loin et assez étroitement, assez superficiellement, pour en inverser l’endroit, pour faire que la droite devienne gauche et inversement".
Product est disponible depuis ce matin dans diverses formes et divers formats, notamment un CD édité par
Numbers.