C'est étonnant comment, avec le temps, les critères de jugement des disques de techno se sont ressérés autour du problème de l'authenticité. Comme le blues à l'époque du premier folk revival, cette musique dont le sort nous semblait jusqu'à la fin des années 90 vitalement enchaîné à l'inouï et au futur est devenue pieds et mains lié à son histoire et à ses conditions d'émergence (ces fameux ghettos et zones franches de Detroit, Berlin, Manchester ou Rotterdam) quand ses adeptes se sont mués en des historiens encyclopédistes à peu près aussi extrémistes que les antiquaires huppés de la Northern Soul.
Il semble qu'il y ait eu un déplacement théorique. Aux premiers jours de la mélomanie techno, quand on a enfin commencé à décortiquer les objets musicaux qui nous venaient de Detroit ou Berlin avec les égards qu'ils méritaient (c'est-à-dire plus que des simples outils pour animer les pistes de danse), on appréciait ainsi beaucoup la manière abrupte et rèche dont ils nous parvenaient - sans artwork, sans concept, sans persona lourdingue pour parasiter la musique. Des années avant que l'anonymat des artistes deviennent une manne à histoires, on était aux anges d'apprécier la techno dans son plus simple appareil, dénuée de l'histoire et des individus, pour ses formes et rien que ses formes.
Le critère d'appréciation d'un disque de techno se réduisait alors à sa nécessité formelle: un ensemble de choix purement structurels, plastiques et musicaux dont la pertinence doit se ressentir naturellement à chaque instant. Un bon disque de techno était alors un disque à la forme suffisamment forte pour qu'elle se justifie elle-même au moment où elle s'expose; c'est-à-dire un disque dont la forme devient le fond.
Dès la première seconde de son premier morceau, le premier LP officiel de Gesloten Cirkel semble hurler son appartenance à ce qu'il convient désormais d'appeler une tradition. Derrière ses airs retro (limite antimodernes) et son minimalisme sévère, on a en effet ici affaire à un debut album tellement fier de ses formes qu'il se fiche complètement de ressembler à un debut album, voire à un album tout court. En bon techno punk, le fier anonyme néerlandophone commence son disque par deux versions du même morceau. Ce qui même dans l'histoire de la techno la plus radicalement je-m'en-foutiste et hostile au music business est du jamais vu.
Alors bien sûr, la hype qui entoure de manière un peu démesurée cette émanation de l'underground techno puriste de Hollande encourage la circonspection et motive à interpréter la radicalité du geste comme une exagération artificielle, presque théâtrale, du geste techno originel, et donc comme un artifice de marketing pas moins déplorable que n'importe quel autre.
Mais pour revenir à notre problème de forme, celles que propose Gesloten Cirkel sont si remarquablement pertinentes et autonomes du brouhaha de commentaires qu'elles suscitent qu'on a un peu, beaucoup plus envie d'y croire que d'habitude. Ainsi "Vader" (dont, soit dit en passant, je viens de découvrir que le titre signifiait "Père" en Néerlandais, et donc que pour les néérlandophones, le nom de Darth Vader fait un sacré spoiler quant au lien qui l'unit à Luke Skywalker) rend à la fois hommage à plusieurs Pères de la techno mondiale, mais propose surtout une purée de bruits si terrible et si détachée qu'elle semble apte à faire dérailler l'Histoire et à la faire sortir de ses gonds. La boucle est bouclée, le cercle est fermé: le premier album de Gesloten Cirkel est peut-être bien l'album techno de l'année.
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