La techno de Détroit est une nébuleuse tellement diffuse qu'il en devient dès lors ardu d'en établir une cartographie, même parcellaire. Mais si son influence est aujourd'hui si éclatée, on peut tout de même y tracer un axe historique, et y trouver des germes communes sociales, politiques et revendicatrices – contrairement à ce que certains ont tendance à oublier aujourd'hui.
JAMES STINSON, MOITIÉ DU VAISSEAU DREXCIYA
Au début des années 80, la Motor City affichait en tout cas une ambition artistique en accord avec son environnement direct et son contexte socio-économique déliquescent, des entreprises automobiles et ferroviaires en berne, du chômage rampant et de l'industrialisation tentaculaire de la ville. Alliés à une kraftwerkisation des esprits en provenance d'Europe et un goût affiché pour le P-funk de George Clinton, "l'accident industriel" (selon les propres mots de Derrick May) qu'aura constitué la charpente la techno de Détroit se réclamait alors tout aussi bien d'un escapisme culturel que d'une volonté de se réapproprier, et ainsi dépasser, les contours d'un environnement hostile et inhospitalier.
Le duo Drexciya, composé de Gerald Donald et de James Stinson, a fait partie de la seconde génération d'entités technoïdes à émerger du creuset de Détroit, aux côtés notamment de Robert Hood, Carl Craig, Jeff Mills, Mad Mike, et faisant suite à l'illustre trio Kevin Saunderson, Derrick May, Juan Atkins – connu aussi sous le nom du Belleville Three. Si la musique de leurs contemporains (et en particulier Underground Resistance auquel le duo est intimement lié) était ouvertement politique, celle de Drexciya se ferait bien plus sinueuse et métaphorique, se construisant sur une relecture des mythes platoniciens et un sous-texte afrofuturiste en descendance de Sun Ra et en avance sur pas mal de monde aujourd'hui. Le nom Drexciya désignait d'ailleurs un pays imaginaire sous les mers colonisé par les enfants des esclaves africains jetés par dessus bord lors de la traversée de l'Atlantique entre le 15e et le 19e siècle, lesquels auraient appris à parler et à respirer sous l'eau.
LA LÉGENDE À TRAVERS L'EFFACEMENT
Moins identifié que son comparse Gerald Donald au sein du duo, James Stinson en constitue pourtant tout autant le nerf. Si le premier s’illustrera par la suite dans Dopplereffekt, Der Zyklus, Arpanet et dans un nombre infini de projets conséquents, l’activité du second sera tout autant (si ce n’est plus) chargée : outre le monstre amphibien Drexciya, l’homme se sera également illustré avec Transllusion, Shifted Phase, Abstract Thoughts (également un projet de Donald), Lab Rat, etc…. Mais le plus fameux de ses alias restera sans doute The Other People Place, qui sortira son seul et unique album en 2001 sur Warp, quelques mois avant que Stinson ne décède d’une maladie au cœur.
Shifted Phases - Lonely Journey Of The Comet Bopp
04:41
Il n'existe que très peu d'informations sur James Stinson. Tout juste sait-on à ce jour qu’il a été chauffeur de camion, qu’il a eu plusieurs enfants, qu'il n'a quasiment pas accordé d'interview et qu'il n'existe pas véritablement de photo connue de lui – au moins peut-on en attraper deux ou trois en ce qui concerne Gerald Donald. On le sait, les officiers de la techno (particulièrement ceux du Détroit historique) ont plutôt tendance à s'effacer derrière la musique, créant ainsi quasiment une sorte de "dépolitique" des auteurs, à rebours du culte de la personnalité du rocker et de de la déification de la pop star. Mais ce qui résulte d'une volonté de démythification chez les uns entraine paradoxalement et involontairement la création de légende chez les autres : ainsi, une des raisons qui fondent aujourd'hui le mythe Stinson (et à plus large raison celui de Drexciya), c'est justement l'absence d'information disponible à leur égard, créant une sorte de manque par le moins.
La fantasmagorie de Détroit, cité enfouissant les individus sous ses machines broyeuses, mais aussi la fable du génie ostracisé, ascète, que l’on veut se construire alors même que l’on ne dispose d’aucun élément tangibles pour l’appuyer, tout ceci entoure la persona de James Stinson, peut-être plus encore que celle de Gerald Donald. D'une part, parce que Dopplereffekt est toujours en activité et continue de tourner aujourd'hui, créant ainsi une proximité (relative) de l'auditeur avec Gerald Donald. D'autre part, parce que Stinson a publié un disque en 2001 en catimini dont l'aura résonne aujourd'hui bien plus puissamment que lors de sa sortie.
DISQUE AUTARCIQUE ET PURISTE
Lifestyles of The Laptop Café est un disque de rareté qui s’apprécie par son caractère élusif, à l’image de la persona fuyante de son maitre-d’œuvre. C’est un album à la fois misanthrope et lascif, sans doute l’un des plus apaisés de son auteur alors même que c'est celui qui a l'air le plus d'avoir été composé en autarcie, dans une bulle, loin de tout environnement extérieur humain. James Stinson mourra quelques mois après l’avoir conçu, et on ne peut s’empêcher de penser que c’est un peu un disque testament, celui qui semble avoir laissé tomber la lutte tout autant qu’accepté son statut de paria. D’une voix atone, James Stinson déclame des mantras désincarnés, notamment sur le plus célèbre morceau du disque "Let Me Be Me" : Let Me Be Where I Want To Be, demande répétée ad nauseam créant autant d'hypnose que d'indisposition. Sur le morceau de clôture "Sunrays", Stinson semble en appeler à un ailleurs verdoyant, sans vraiment trop y croire, tandis que dans "Eye Contact" il lorgne une femme imaginaire dans un café désert qu'on imagine sous les mers. Le disque est ainsi traversé par une sorte de quiétude étrange, légère et impénétrable, semblant constamment sur la brèche entre expression d'un désir inassouvi et mécanique huilée d'un cœur détaché.
The Other People Place-Eye Contact.
05:30
Mais ce qui frappe surtout, c’est de voir que près de quinze ans après sa première parution, le disque apparaisse à nos oreilles avec autant de fraicheur et d'intemporalité. Il faut sans doute chercher cet état de fait dans le modus operandi qui aura habité Stinson durant toute sa carrière. L'homme n’était pas intéressé dans le glissement esthétique s'éloignant des tables de la loi des débuts qui s’opéra dans la musique électronique au cours des années 90 : affinant toujours le même creuset, il s’en tenait au respect des dogmes tels qu’ils les concevait depuis ses débuts, et ne voulant que toujours perfectionner le même point, la même note, les mêmes machines, sans s’éloigner de son sujet. Comme ses maitres Kraftwerk, qui reprenaient à leur compte l’esthétique constructiviste russe, mais aussi comme les écrivains antiques, qui ne pouvaient exercer leur art qu’en comparaison avec les Anciens.
C’est sans doute le propre des grands disques, mais c’est aussi incontestablement celui des chimères que de briller d’un éclat toujours (si ce n’est plus) vivace à mesure que le temps s’écoule. The Lifestyles of the Laptop Café est à ce titre un diamant noir d'intensité lointaine, un livre ouvert dans lequel on peut écrire à loisir nos propres théories et fantasmes ; nul doute que les histoires que l'on se raconte autour de lui et de la persona de James Stinson contribueront encore pour longtemps à sa mythologie.
The Other People Place - Lifestyles Of The Laptop Cafe
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