Warp Records est l'abréviation de Warped Records, référence rigolarde aux vinyles gondolés que vendaient Rob Mitchell et Steve Beckett dans leur boutique de disque de Sheffield, avant de redéfinir le paysage des musiques électroniques et le champ des possibles des labels indépendants d'Angleterre et d'aillleurs. Pourtant les deux se sont longtemps amusé à trouver des acronymes à Warp, dont le plus célèbre reste "We Are Reasonable People". Au-delà de l'ironie de façade - "raisonnable" n'est pas le premier qualificatif que l'on attribuerait à deux ravers reconvertis dans la promotion et la distribution de disques aussi déviants et abrasifs que ceux d'Autechre et Aphex Twin -, on ne peut pas s'empêcher de penser qu'il fallait une bonne dose de sérieux, de détermination et, in fine, de raison pour mener à bien une mission aussi périlleuse que la leur. Retour sur la genèse du label le plus avant-gardiste d'une ville qui en a connu beaucoup.
SHEFFIELD ANNÉE 0
"On se considérait comme la formation la plus punk de Sheffield et on se foutait de la gueule des groupes à guitares parce qu'ils s'étaient emmerdés à apprendre trois accords. Pas nous : on utilisait un seul doigt". C'est ce qu'explique Phil Oakley, leader de Human League, dans le documentaire de Eve Wood Made In Sheffield : The Birth of Electropop. Et pour comprendre l'esthétique et la trajectoire de Warp Records il n'est pas inutile de prendre en compte le contexte dans lequel ses deux fondateurs Steve Beckett et Rob Mitchell ont fait leurs armes.
Sheffield fut l'un des foyers de ce que Ian Marsh appelle "le meurtre du rock'n'roll" perpétré par la nuée de groupes qu'a compté la ville entre la fin des années 70 et le début des années 80, au premier rang desquels Human League, Cabaret Voltaire, Clock DVA et Heaven 17. Inspirés par les disques de Eno et Fripp, traumatisés par un concert de Kraftwerk à l'Université de Sheffield en 1976, ils sont moins flamboyants que les lads post-punk de Manchester mais pas moins radicaux dans leur pratique. Une radicalité qui prend sans doute ses racines dans la situation de la ville qui les a vus grandir : ancien fleuron des industries métallurgiques anglaises, Sheffield s'est pris de plein fouet la politique de désindustrialisation voulue par Margaret Thatcher. Au milieu des années 80 la cité du Nord de l'Angleterre est exsangue, ravagée par le chômage et pleine d'usines, de hangars et de friches laissés à l'abandon.
Pas étonnant donc que la jeunesse de la "Steel City" s'identifie sans trop de problème à l'hédonisme de la scène acid-house de Chicago et à la techno froide et rugueuse des pionniers de Detroit. Les paysages de leur ville du Yorkshire sont au moins aussi gris et dévastés que ceux des bords du Michigan, les perspectives d'avenir des vingtenaires prolos du Nord de l'Angleterre pas beaucoup plus brillantes que celles des jeunesses noires des centres urbains américains et les luttes politiques, qu'elles soient raciales aux Etats-Unis ou syndicales en Grande-Bretagne, sont toujours ancrées dans les esprits mais commencent à ne plus être porteuses d'espoir. Prendre des pilules dans des friches industrielles est une façon pas plus bête qu'une autre de passer du bon temps sans se bercer d'illusion quant au futur.
Forgemasters-track with no name
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Pas étonnant non plus que l'amitié qui lie Steve Beckett et Rob Mitchell se noue dans un hangar désaffecté, celui qui sert de local à la boutique de disque FON (pour Fuck Off Nazis) Records pour laquelle ils écoulent les derniers imports de Transmat, Metroplex, Trax ou Underground Resistance. La boutique est rattachée à un studio de même nom dans lequel officie un ingénieur-son qui sera le troisième fondateur de Warp et l'auteur de sa première sortie, Robert Gordon.
Lui, Winston Hazel et Sean Mahek produisent en 1989 sous le nom de Forgemasters ce qui va devenir le WARP001 et le mètre étalon de la bleep techno typique du Nord de l'Angleterrre, "Track With No Name". Dans
How Soon Is Now, The Madmen and Maverick Who Made Independent Music, Richard King décrit le morceau comme "
une tentative d'évocation de l'énergie nocturne qui traverse une ville industrielle déclinante dont les friches laissées à l'abandon sont devenues des espaces de fête libre".
TRICKY BUSINESS
Cette approche fonctionnelle, industrielle, festive et souterraine est typique des débuts de Warp Records. Le contrat que Beckett et Mitchell font signer à LFO est paraphé sur le livret d'une cassette du duo dans le DJ booth d'une free-party, la majeure partie de la distribution du catalogue se fait via une voiture de location et la transformation de la boutique FON Records en disquaire Warp décidée par Gordon, Mitchell et Beckett est financée via un système de fausse billeterie mis en place au dépend du bureau des étudiants de l'Université de Sheffield : tout se passe très loin du fonctionnement de la grosse machine que deviendra Warp au mitan des années 90. "
A l'époque nous ne pensions pas vraiment que nous étions en train de créer un label", explique d'ailleurs Beckett à Richard King, "
notre objectif était plus simple, sortir des 12" et voir quels impacts ils pouvaient avoir sur un dancefloor, un peu comme les mecs de 808 State ou de Unique 3".
Tricky Disco - Tricky Disco
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Et les 12" continuent de sortir, fonctionnant bien au-delà des espérances initiales du trio. LFO, Tricky Disco, Sweet Exorcist (le duo formé par DJ Parrot et Richard H. Kirk de Cabaret Voltaire), tout sort d'abord en white-label, le plus souvent sans masterisation, passant directement des piaules des producteurs aux sound-system des free-parties de Sheffield. La scène qui émerge autour de Warp commence à attirer les regards loin du Yorkshire : John Peel programme leurs sorties dans son émission sur la BBC et Rhythm Kings, un label londonien monté par 3 potes spécialisés dans les one hit wonders acid-house, approche Beckett et Mitchell.
A la clé un contrat qui semble trop beau pour être vrai aux deux associés : l'équipe de Rhythm Kings, rompue au business qui commence à se monter autour de la musique de club et déjà productrice de hits comme
"Rock da House" des Beatmasters ou "
Beat Dis" de Bomb The Bass, leur propose 10 000 £ pour les droits de l'ensemble de leur catalogue, distribué via l'imprint expérimental de Rhythm Kings, Outer Rhythms. C'est Beckett qui raconte la suite : "
Au début tu penses 'des abrutis sont assez cons pour lâcher 10 000 balles pour sortir nos disques' et après avoir réalisé que tu viens d'en vendre 100 000 sans voir un centime tu te dis 'Oh mon Dieu, qu'est ce qu'on a fait ?!' "
Car à l'été 90, "LFO" de LFO fait son entrée dans les charts, suivi en novembre par le titre homonyme de Tricky Disco qui se hisse jusqu'à la 14ème place du top 20 anglais. Beckett et Mitchell, qui se sont entre temps séparés de Gordon, ont donc introduit le hardcore dans la culture populaire, mais n'en tirent pour l'instant aucun bénéfice.
AFTER HOURS
Sauvés in extremis par Daniel Miller de Mute Records, autre partenaire de Rhythm King, qui aide les deux associés de Sheffield à rompre le contrat qui les liait au label, Beckett et Mitchell mettent leur expérience dans le business pragmatique des impresarios londoniens à profit pour poser les bases qui vont permettre à Warp de devenir l'un des labels phares de l'électronique indépendant.
Sur les conseils de Miller, ils construisent leur éthique de travail en opposition aux méthodes des managers aux dents de longues de Rhythm Kings : ils font le pari de penser les carrières de leurs artistes dans la longévité, avec des modes de développement plus proches du rock que des EP's à la chaîne interchangeables de la plupart des imprints anglais de techno et de house de cette période. Exemple probant de cette nouvelle stratégie en juillet 1991 avec
Frequencies de LFO, le premier LP d'un artiste techno en Grande-Bretagne.
Mais le véritable coup de génie de Steve Beckett c'est de s'intéresser dès le tout début des anéées 90 à un moment de la nuit qui ne passionne ni les fêtards branchés kicks à 123 BPM ni les D.A avides de single à placer en rotation lourde dans tous les clubs : l'after-party. C'est ce qu'il explique en 2007 lors d'une conférence pour la Red Bull Music Academy : "ce qui m'intéressait vraiment, c'était ce moment entre quatre et cinq heures du matin, quand nous revenions du club et que les gens jouaient leurs morceaux qui n'étaient pas destinés aux dance-floors".
Au même moment à Londres, le groupe de Sheffield The Orb est invité à se produire au Heaven's qui vient d'ouvrir l'un des tous premiers espaces chill-out de Grande-Bretagne, et The KLF sort un album du même nom, accompagné d'un manifeste qui clame que l'ambient house est le "premier mouvement musical majeur des 90's". De cet intêret pour les heures creuses de la nuit et la distinction qui s'y opère entre musique électronique et musique fondamentalement fonctionnelle va naître ce que les journalistes n'appellent pas encore l'IDM - et ce que Warp baptise plus prosaïquement "electronic listening music", au dos de la compilation la plus importante de la constitution de l'identité du label, le premier volume de Artificial Intelligence, paru en juillet 1992.
ARTIFICIAL INTELLIGENCEDe sa pochette programmatique réalisée par Phil Wolstenholmes - un robot se délassant à l'écoute d'un vinyle, des pochettes d'album de Kraftwerk et Pink Floyd jonchant le sol - à son casting visionnaire - Autechre, Speedy J, I.A.O, The Dice Man aka Richard James et UP! aka Richie Hawtin - le premier volume de
Artficial Intelligence marque l'acte définitif de l'entrée de Warp Records dans l'imaginaire collectif : Warp devient le label qui, à l'heure où les groupes à guitares de Manchester et d'ailleurs basculent dans le mainstream, ouvre une nouvelle brèche dans le paysage indépendant ; celle qui permet à des producteurs de musique de rave de citer autant Reich et Stockhausen que Trax et Underground Resistance comme influences majeures ; soit l'architecture de l'intellectualisation d'un genre qu'on a longtemps cru cantonné à de la musique fonctionnelle pour gobeur de pilules de friches industrielles et de clubs enfumés.
De la sortie de "Track With No Name" de Forgemasters en white-label à la parution de la première compilation
Artifical Intelligence, Steve Beckett et Rob Mitchell ont ouvert une nouvelle ligne de front dans le paysage des musiques électroniques, dont on est pas loin de penser qu'elle est celle qui a le mieux résisté à l'épreuve du temps. On a tôt fait de gloser sur l'éternel âge d'or de Warp Records, en oubliant que le business model que Steve Beckett et Rob Mitchell ont fondé au milieu des années 90 n'est évidemment plus le même que lors de leurs débuts utopistes, lorsqu'ils n'étaient même pas conscients de créer un label. La grosse machinerie industrieuse étant passée par là et ayant forcément brouillé les cartes, la patine du temps a elle aussi fait logiquement son travail de sape, la radicalité de leur démarche musicale initiale ne pouvant pas survivre éternellement sans passer par l'étape de la véritable professionnalisation.
ll n'empêche, certaines choses demeurent. Le label est toujours dans le suivi de ses artistes fétiches : Nightmares On Wax tourne encore, on n'a toujours pas fait le tour de la psyché géniale et dévastée de Richard D. James, Autechre a sorti l'année dernière un album qui a encore complexifié le langage qu'ils avaient commencé à élaborer sur Artificial Intelligence. On retrouve cette volonté de faire table rase d'une partie du passé (en le revisitant) chez Oneohtrix Point Never, cet appel d'un ailleurs dans le rap futuriste de Danny Brown, dans le défrichage sonore du newbie Gaika.
En somme, Warp est toujours à l'arrière-boutique (ou à l'avant-garde, cela dépend comment on se place) de la fête, dans cette pièce attenante qu'on pourrait situer entre le dancefloor et le cabinet de curiosités, là où s'affairent les petits rats de bibliothèque et de laboratoire, les petites mains du hardware. Dans ces heures creuses, quelque part entre 4 heures du matin et le lever du soleil, il existe encore un espace pour laisser libre cours à l'expérimentation, l'imagination, la découverte et le jeu. Pour faire vivre (et continuer à faire vivre) une musique qui existe à un tel niveau de complexité et de bizarrerie, il fallait bel et bien une bande de mecs très raisonnables - et raisonneurs.