Singulière et insaisissable, Anne Gillis est une figure rare mais pourtant essentielle dans le paysage des artistes français qui pratiquent l’expérimentation sonore et visuelle. Après quinze ans de silence et de retrait volontaire (2001-2015), elle remonte sur scène en 2017 pour présenter sa pièce Psaoarhtelle à l’occasion du festival Sonic Protest.
FAIRE CORPS AVEC LA MATIÈRE
Anne Gillis (ou Manon Anne Gillis) c’est d’abord une voix, un regard; et puis c’est un corps, presque chimérique, un corps qu’elle met en scène lors de performances visuelles et sonores au cours desquelles elle affirme “travailler les sons au microscope de l’imaginaire”. Son travail, singulier et poétique, dévoile le rapport organique, viscéral qu’elle entretient avec la matière qu’elle sculpte. Lorsqu'on la contacte, elle nous parle de son travail ainsi :
“Je travaille physiquement le(s) son(s). J’entre en affinité avec lui (eux). Je prends son (leur) essence à bras le corps, à pleines mains, je le (les) fais sourdre, l’ (les) exsude, étire, le (les) lisse, froisse, jusqu’à m’imprégner de lui (d’eux), et voir son (leur) suintement, essence, apparaître sur mes bandes magnétiques”.
Si elle s’illustre par la volonté de se retrancher derrière un personnage austère, mystérieux et volontiers allégorique, c’est certainement afin de pouvoir sereinement composer et accoucher de ses “mythologies amniotiques”, comme elle les appelle elle-même. Dans l’ensemble de son oeuvre et de ses performances, il est en effet possible de déceler le soin qu’elle met à explorer l’intime, jusqu’à remonter jusqu’à l’expérience de la vie fœtale - motif récurrent notamment dans ses enregistrements. Le travail d’Anne Gillis s’apparente donc, comme elle le dit elle-même, à une "pratique sonore de l’intime" :
“Ma source majeure d’inspiration est l’intime en son cœur, jardin secret mais aussi univers de sensations communes à tous, accessibles à tous”. Exploration de l’âme et de ses mouvements mais aussi des corps, et plus particulièrement des corps féminins auxquels elle se réfère via le rapport singulier qu’elle entretient aux motifs de la courbe, de la volute, de l’arrondi qui imprègnent sa gestuelle scénique. Attentive aux correspondances, aux synesthésies les noms de ses pièces ou albums (Lxgrin, Thalibilis, Diastemie, Orestie, Carillon à Viande…) sont des émanations de son propre imaginaire.
SINGULARITÉS BORDELAISES AU TOURNANT DES ANNÉES 1980
Originaire de Bordeaux, elle y côtoie dans les années 1980 les artistes de la scène industrielle et expérimentale qui s’agrègent autour du festival Divergences/Divisions organisé par André Lombardo et son association DMA2 (Défense des Musiques Actuelles). Elle s’en démarque néanmoins par sa radicalité (et certainement parce qu’à cette époque ces scènes sont quasiment exclusivement constituées d’hommes). Chacune de ses apparitions est un évènement et les spectateurs du festival Divergences/Divisions ne s’y trompent pas ; en 1984, le journaliste Didier Lopez écrit ce commentaire dans Sud Ouest : “étonnante cette fragilité qui accouche de la puissance la plus rare”.
Tristan Koreya (du label Nostalgie de la boue*) découvre Anne Gillis en Novembre 1986, alors qu’il assiste à sa performance "Skarylikladie" dans le cadre du festival Sigma. "Je l’ai croisée plusieurs fois mais je ne l’ai jamais côtoyée. Je l’apercevais de temps à autres à Bordeaux dans la rue Sainte Catherine (une longue rue piétonnière). Lorsque j’ai cherché à entrer en contact avec elle, elle a toujours marqué une grande distance. Au début des années 1990, j’ai proposé à Revue & Corrigée de réaliser une interview d’elle. Elle a accepté mais elle a souhaité que nous la fassions par courrier, alors que nous habitions dans la même ville. Quelques temps plus tard, je lui ai proposé de contribuer à une compilation CD que j’avais commencé à concevoir (et qui finalement ne vit jamais le jour), mais elle refusa. La croisant une fois dans la rue, je l’ai abordée et j’ai essayé de la convaincre mais sans succès."
UNE CHIMÈRE EXQUISE
Discrète, presque farouche, puis littéralement silencieuse et recluse pendant quinze ans, Anne Gillis reprend petit à petit sa route avec les sons. Elle affirme pourtant être restée la même, personnellement et artistiquement. Désireuse de ne partager l’intimité de son travail qu’avec des personnes soigneusement choisies, elle évoque avec tendresse “ses échanges splendides avec d’extraordinaires artistes, atypiques eux-mêmes, tels Ulises Carrion, Akifumi Nakajima - Aube -, Knud Viktor, hélas disparus, et GX Jupitter-Larsen, Key Ransone”.
Longtemps confidentielle, l’oeuvre rare de celle qui se définit comme une “pygmée à l’ère du digital” suscite néanmoins un regain d’intérêt depuis quelques années : le label japonais Art into Life vient notamment d’éditer le coffret ‘Archives Box 1983-2005’ qui compile une grande partie de son oeuvre. Sa dernière pièce Psaoarhtelle sera présentée sur scène à l’occasion du festival Sonic Prostest le 16 mars prochain où elle jouera en compagnie de Low Jack, Ghedalia Tazartes et Damien Duvrovnik.
*Nostalgie de la boue est un netlabel fondé en 2011 par Tristan Koreya. Il propose en téléchargement gratuit des enregistrements inédits, récents ou anciens d’artistes œuvrant dans le domaine des musiques post-industrielles et expérimentales. Après une première compilation baptisée “Rien ni Personne” sortie en 2016 pour dresser un panorama des scènes post-industrielles et expérimentales françaises contemporaines, il travaille à la réalisation d’un second volume de la compilation, à sortir courant 2017. Ce second volume qui approfondit sa démarche de mise en valeur de la diversité des productions associées à ces scènes sera le dernier.
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